Des ronds dans l’eau
Décembre 2021, promenade au parc. À la surface de l’eau, les gouttes de neige fondue dessinent des ronds qui vont brouillant le reflet des grands arbres. Rien, sur les bords de l’étang aux carpes (Karpfenteich), ne rappelle l’exposition coloniale qui s’y est tenue pendant tout un été, du 1er mai au 18 octobre 1896. À quelques mètres de là, l’imposant mémorial soviétique de 1949 est dédié aux 10,7 millions de soldats de l’Armée rouge morts lors de la Seconde Guerre mondiale. 4 800 d’entre ceux qui ont donné leur vie dans la lutte contre le fascisme y sont enterrés. Alors que la recherche historique se penche sur le sujet depuis plusieurs décennies, le travail collectif de mémorialisation de la colonisation allemande, lui, n’en est qu’à ses débuts [2].
L’exposition du parc de Treptow a coûté la vie à trois personnes – Gaiga Bell, Yuma et Salim –, mortes de pneumonies, qui sont donc à compter au nombre des milliers de victimes de la colonisation allemande. En Afrique allemande du Sud-Ouest (Deutsch-Südwestafrika), l’actuelle Namibie, ce sont 65 000 des 80 000 Herero et 10 000 des 20 000 Nama qui ont ainsi été assassiné [3], les gens avaient fini par se révolter contre la destruction de leurs moyens de subsistance. Les soulèvements furent écrasés de façon criminelle par l’armée du Reich, notamment par l’extermination de la population dans des camps de concentration.
es – génocide reconnu par l’Allemagne en mai 2021. En Afrique orientale allemande (Deutsch-Ostafrika), le territoire actuel de la Tanzanie, du Burundi et du Rwanda, on estime le nombre des victimes à 300 000. Ces « régions sous protection » (Schutzgebiete) – protection des colons commerçants, s’entend – avaient été achetées par le gouvernement allemand. Face à l’accaparement de leurs terres et le vol de leur bétail par des personnes privéesAssez tardivement, à partir de 1884, le Reich avait trouvé sa « place au soleil » et pouvait déjà s’enorgueillir de six colonies au moment de l’exposition de 1896. Son empire colonial finira par comprendre, en Afrique, le Togo, le Cameroun, la région des Grands Lacs, l’Afrique orientale, le Sud-Ouest africain, dans le Pacifique, une partie de la Nouvelle Guinée, les îles de Samoa, les îles Marshall et Nauru, en Chine, la concession de Kiautschou. S’emportant à rêver d’une Afrique centrale allemande (Deutsch-Mittelafrika) qui recouvrirait la moitié du continent, le Reich, défait pendant la Première Guerre mondiale, devra renoncer à toutes ses colonies, selon les termes du traité de Versailles de 1919.
Aujourd’hui, hormis un petit panneau avec des informations générales, le parc ne présente aucune sorte d’aménagement mémoriel. Convoquer la mémoire de cet épisode de la colonisation suppose autant un travail de reconstitution que d’imagination. Après une première rétrospective au musée de Treptow, présentant les biographies et actes de résistance des personnes concernées, c’est un parcours audio (en français) qui donne à présent une voix à celles et ceux qui ont vécu cette histoire qui n’a pas laissé de traces dans le paysage et n’est rappelée par aucun monument :
Petite fiction coloniale
Les organisateurs de l’exposition savaient que la présence d’« indigènes » attirerait la foule et remplirait les caisses [4]. Venues du Cameroun, du Togo, de Papouasie, ou bien « Arabes », Souaheli, Massai, Hottentote et Herero, toutes ces personnes étaient casernées dans les bâtiments d’un fortin (Quikuru-Bastion) formant le cœur du village, certaines dans des huttes.
Réalisé suivant les conseils d’experts es colonies et bâti, pour plus d’authenticité, avec des matériaux naturels recueillis sur place, le village s’insérait entre la ligne du train électrique et les rives du lac.
Au bord de l’eau, plusieurs maisons bariolées aux toits de chaume cornus, semblant particulièrement « typiques » de la Papouasie, attiraient l’attention du public.
Du matin au soir, les personnes recrutées devaient mimer, affublées de « costumes nationaux », leur vie quotidienne avec des objets sélectionnés pour leur exotisme : elles devaient cuisiner, fabriquer des objets, tisser, jouer à des jeux de société, casser des noix de coco…
Les après-midis étaient dédiées aux spectacles : parades militaires, danses guerrières, démonstrations de tamtam ou de canotage… À la fermeture des portes, les personnes soufflaient un peu et, à l’étonnement des organisateurs, on les entendait jouer du violon ou de la flûte et chanter en chœur.
Cet univers de pacotille assouvissait le désir de dépaysement et d’exotisme du public. Invité à vivre en immersion une expérience inoubliable, dans une « nature sauvage et une culture brute », son sentiment de supériorité raciale face à des autochtones « vivant encore à l’âge de pierre » se voyait conforté. Et l’identité nationale s’en trouvait flattée.
Les expositions coloniales avaient une fonction légitimatrice. L’impérialisme colonial ne faisait pas l’unanimité dans la population [5] et l’émigration continuait de se faire presque exclusivement vers les États-Unis d’Amérique. Ces expositions étaient donc de vastes opérations de propagande visant à promouvoir le principe et les bienfaits de la colonisation. À Berlin, l’empereur, son épouse et la cour s’étaient déplacées pour l’inauguration.
Le commerce, la science et de vrais individus
Les organisateurs de la grande exposition industrielle avaient accueilli de bon cœur la section coloniale, les territoires occupés passant pour de potentiels marchés vers lesquels exporter les productions des entreprises allemandes. L’exhibition d’êtres humains n’était cependant pas la norme pour les expositions coloniales, qui servaient plutôt une propagande commerciale [6]. Relié au village indigène par une passerelle, un parc d’attraction au style « arabo-indien », était situé hors les limites du parc en tant qu’activité commerciale et proposait des services payants (restaurants, photographies, etc.).
Ici se révélait la véritable nature de l’exposition. La halle coloniale présentait les matières premières (ivoire, peaux, caoutchouc, minerais, etc.) et les produits des régions colonisées (productions agricoles, artisanat, objets « ethnologiques ») ainsi que les produits manufacturés que les entreprises allemandes y écoulaient déjà.
La mission civilisatrice (le « fardeau de l’homme blanc », selon Rudyard Kipling) n’était pas particulièrement mise en avant. Les êtres humains n’étaient somme toute que des éléments du décor.
L’expatriation était présentée comme une entreprise sécurisée et confortable. Quant à la maison tropicale, elle reconstituait l’intérieur-type d’un habitat plutôt luxueux. Le tout offrait l’image d’une colonisation parfaitement maîtrisée et organisée, où la question de l’hygiène, dévolue aux associations coloniales féminines, tenait une bonne place.
Pour dédouaner l’opération de sa dimension mercantile, les organisateurs misaient sur son intérêt scientifique et qualifiaient de « parc scientifico-commercial » cette partie de l’exposition. Son fonds constituera d’ailleurs, par la suite, le Musée colonial et commercial de Berlin. Sous couvert de recherche, on étudiait autant les humains et leurs cultures que la faune et la flore. Profitant de la présence des « indigènes » pour réaliser ses mesures, l’anthropologue Felix von Luschan se plaignait cependant du peu d’enthousiasme des gens et de « la totale impossibilité d’exercer la moindre contrainte sur eux ».
En réalité, les « habitant
es des tropiques » étaient des prestataires de service et savaient parfaitement se défendre. Sans se douter de ce qui les attendait vraiment, ces personnes avaient été recrutées dans les colonies, mais aussi à Berlin. Engagées pour un salaire de quelques Marks, elles étaient mère de famille, forgeron, chapelier, bijoutier, charpentier, enseignant, tisserand, pêcheur, etc.Certes, les organisateurs s’engageaient contractuellement à bien accueillir ces « indigènes » qui témoigneraient, à leur retour, de la supériorité de l’homme blanc. Étaient donc également au programme des visites de musées et des pièces de théâtre. Mais la mission avait un goût amer et, tout comme les organisateurs, les contractuelKwelle Ndumbe s’acheta une lorgnette et observa à son tour le public venu le mater. Les différents groupes défendirent aussi leurs droits, réclamèrent des vêtements plus chauds et des aménagements de leur temps. Une délégation de Herero et de Nama obtint même une audience auprès de l’empereur.
es étaient conscient es du spectacle grotesque qu’on leur faisait jouer. Pour marquer le coup,Si la plupart de ces personnes retournèrent dans leur pays, Martin Dibobe ne rentra pas au Cameroun et s’installa à Berlin, où il devint conducteur de locomotive.
Rien ne rappelle aujourd’hui l’exposition de 1896. Elle est pourtant un exemple fascinant de la dialectique opérant entre le programme économique de la colonisation (l’accaparement et l’exploitation d’un territoire étranger) et le besoin de construction identitaire collective ou nationale (qui normalise et légitime le concept d’État-nation). Cet exemple montre comment l’entreprise de la colonisation et le discours du colonialisme alimentent, à tour de rôle, l’imaginaire occidental, pérennisant une conception patriarcale des relations humaines bâtie sur le capitalisme, la xénophobie et le sexisme. L’évènement symbolise par sa mise en scène quasi-ludique de la culture coloniale la violence ordinaire du fantasme de domination.
↬ Nepthys Zwer