À Kumkapı, avant de passer la frontière (1/4)
Dans la région de l’Evros, un mur inutile sur la frontière greco-turque (2/4)
Dans le train pour Athènes : ségrégation mode d’emploi (3/4)
À Athènes, (sur)vivre dans la terreur (4/4)
Orestiada est la première ville grecque que les migrants découvrent après avoir traversé la frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie. Sur le quai de la gare, les contrôleurs de train s’arrangent pour que les migrants prennent place dans le wagon arrière, plongé dans le noir, alors que les autres passagers, des Grecs pour la plupart, s’assoient librement dans le wagon devant, éclairé à souhait...
Les migrants arrivent généralement dans la soirée, et ils s’éloignent uniquement pour effectuer de petits achats — pain carré, boissons, biscuits — dans un supermarché non loin de là. Ils passent la nuit sur les bancs autour de la gare et, le matin très tôt, ils prennent le premier train, celui de 5h14, en direction d’Alexandroupoli d’où ils sautent dans celui de 15h43 pour Salonique. De là, ils embarquent dans le train pour Athènes, qui arrivera le lendemain à 5 heures.
À l’aube du 15 juillet 2012, au cours de notre enquête-reportage dans ce pays laminé par une crise sans précédent, les migrants somnolent encore dans leurs couchettes de fortune à Orestiada. Après avoir observé pendant toute la semaine les tribulations de ces voyageurs à la recherche d’une vie meilleure, nous décidons de faire le voyage en leur compagnie.
Dès que le bruit du train en provenance de Nea Vyssa se fait entendre, tout le monde se lève. Le chant du coq est couvert par les sons de langues exotiques. Les migrants attrapent leurs affaires et tous se préparent à monter.
Mais la voix du contrôleur les arrête : “You cannot take this train. Take the train at 12:20 !” (Vous ne pouvez pas prendre ce train, prenez celui de 12h20 !). Les autres passagers se partagent les sièges vacants. C’est dimanche, et ils se rendent à la mer profitant de la fraîcheur du petit matin. Le contrôleur, qui essaye d’interdire aux migrants d’accéder aux wagons, explique que « pour eux c’est égal », vu qu’en prenant le train de 12h20 — sous un soleil de plomb — ils auront une correspondance juste après pour Salonique.
Nous protestons que c’est leur droit de pouvoir prendre le train qu’ils veulent, du moment qu’ils paient le billet et que la place ne manque visiblement pas dans les wagons. « Il y a une famille avec des petits enfants ! », lui fait-on remarquer avec insistance. Il décide finalement de faire monter la famille, « mais uniquement les membres de cette famille », prévient-il. Il ne s’imaginait pas que la famille était composé d’une quinzaine de membres...
Les autres migrants sauteront sur l’occasion, profitant de l’inattention du contrôleur en train de vérifier minutieusement les white papers de cette famille nombreuse. Le white paper, pour rappel, est un document délivré par la police et demandant aux migrants de quitter le territoire hellénique dans les trente jours. Les migrants se faufilent donc derrière le dos du contrôleur et se glissent dans le train. Pour eux, c’est un aperçu de ce qui les attendra à Athènes : être considérés et traités comme des citoyens de deuxième classe.
Le voyage se poursuit jusqu’à Alexandropouli. Dans le train pour Salonique, les migrants ont, cette fois-ci, des places réservées. Le contrôleur ne les empêche pas de monter mais les dirige vers les deux derniers wagons. Petit à petit, sans que personne ne dise mot, sans que personne ne s’indigne, ni les migrants, qui ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive, ni les passagers locaux, « soulagés » de ne pas avoir à s’asseoir à côté d’étrangers, les rames du train se partagent selon la couleur de peau.
Dernière liaison : Salonique — Athènes. Les migrants montrent leur ticket au contrôleur qui, gentiment mais fermement, les conduit vers le dernier wagon. Troisième train, troisième contrôleur, même résultat : les « Blancs » devant, les « Noirs » derrière. La ségrégation raciale se consomme, sous les yeux de tous, dans les transports publics sous le contrôle de l’État.
Une pratique que nous pensions être révolue depuis des lustres dans un pays membre de l’Union européenne.
La ségrégation dans les transports publics, c’est un symbole très fort. Il suffit de rappeler la portée politique des mouvements de protestation et de lutte pour les droits civiques qui ont eu lieu sous les régimes ségrégationnistes, comme en Afrique du Sud durant l’apartheid ou aux États-Unis jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle.
Souvenez-vous : Johannesburg, 1957.
Marie-Louise Hooper, une activiste américaine qui a lutté contre l’apartheid, écrit un article — « The Johannesburg Bus Boycott », dans Africa Today — sur le boycott collectif, qui a débuté le 7 janvier de cette année mémorable. Pour la première fois, les Noirs s’organisent pour protester contre l’augmentation du prix du billet de bus. « Azikhwelwa ! » scande la foule : « Nous ne roulons pas. »
Marie-Louise Hooper estime que 60 000 personnes ont marché, parfois jusqu’à vingt kilomètres par jour, du domicile au lieu de travail, et ce pendant trois mois. Jusqu’au moment où le gouvernement décide de renoncer à son projet de hausse des tarifs. Cette action collective est considérée comme l’élément déclencheur de la lutte anti-apartheid. En choisissant la marche, les Noirs « votaient avec leurs pieds », souligne Ruth First, activiste sud-africaine dans un article publié en 1957 — « The bus boycott » (PDF), Africa South.
Souvenez-vous encore : Montgomery (Alabama), 1955.
Le 1er décembre 1955, Rosa Parks refuse de laisser sa place à un homme blanc. Elle est arrêtée pour violation du chapitre 6, alinéa 11 du code racial de la ville de Montgomery qui oblige tout passager à céder ou à prendre la place « assignée par la race à laquelle il appartient ».
La nuit suivante, cinquante dirigeants de la communauté afro-américaine, parmi lesquels Martin Luther King, se réunissent et discutent des actions à mener suite à cette arrestation. Ils lanceront une campagne de protestation et de boycott contre la compagnie de bus qui durera un peu plus d’un an.
Alors qu’aux États-Unis et en Afrique du Sud, il serait aujourd’hui impensable de rétablir la ségrégation dans les transports publics, elle est, dans un État de l’Union européenne, devenue une pratique courante.
Ce film a été produit dans le cadre du projet théâtral « con t(r)atto », initié par Maika Bruni, Stefano Beghi, Alberto Campi et Cristina Del Biaggio.
Ce texte a été initialement publié dans le journal La Cité en novembre 2012.