La Grande roue africaine

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15 mars 2007

 

Visionscarto a publié de nombreux articles sur les questions migratoires, mêlant témoignages et cartes qui retracent les itinéraires des voyageureuses migrantes, parfois apocalyptiques et tortueux pour ne pas dire « labyrinthiques », mais aussi parfois juste simples et directs. Avec cette contribution, nous proposons de prendre un peu de distance pour les replacer dans un contexte plus large. En effet, ces mobilités sont souvent la conséquence, outre des guerres et des violences politiques, des inégalités, des injustices sociales et spatiales induites par le grand mouvement de la mondialisation des échanges depuis plus d’un demi-siècle.

par Philippe Rekacewicz

Ce texte initialement écrit en 2007 a été partiellement mis à jour en 2015 et en 2025.
Coordination éditoriale : Cristina Del Biaggio, Karen Akoka et Isabelle Saint-Saëns
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La grande roue africaine, 2007
Kunsthalle Exnergassen/WUK (Werkstätten und Kulturhaus), novembre 2007

Cette carte représente les échanges économiques, politiques et culturels entre l’Afrique et le reste du monde. Je l’ai appelée la Grande roue pour symboliser le mouvement perpétuel de ces échanges inégalitaires.

Regardons juste d’un peu plus près ces échanges avec l’Afrique : on a vraiment là une machine faite pour le pillage. Depuis les pays du « Nord global », nous fournissons de l’aide au développement et de l’argent pour la coopération, que nous investissons dans les territoires qui nous sont utiles pour notre propre économie. Par exemple, nous importons des ressources minières et pétrolières à bas prix pour fabriquer des produits manufacturés à forte valeur ajoutée, que nous vendons en retour aux pays qui nous ont fourni en matières premières.

En d’autres termes, l’Afrique enrichit l’Europe qui appauvrit l’Afrique qui nourrit l’Europe qui asservit l’Afrique qui paye l’Europe qui continue de détrousser l’Afrique…

Cette carte symbolise ainsi cet infernal rouage de l’inégalité des « échanges », et je mets le mot « échange » entre guillemets tant cela ressemble plutôt à de la spoliation. Penchons-nous sur l’un des mécanismes producteurs des inégalités mondiales : les programmes d’ajustement structurel. Peu connus du grand public, ils ont pourtant détruit les structures économiques et sociales de nombreux pays du monde, en particulier sur le continent africain. Comment ?

Au début des années 1980, de nombreux pays dits « en développement » traversent ce qui a été a appelée « la crise de la dette ». Celle-ci a été la conséquence des inégalités des échanges et de la décision des États-Unis de relever les taux d’intérêt, dont le premier effet a été de décupler la dette des pays pauvres (ou, mieux, « appauvris »). Nombre d’entre eux ont alors été dans l’impossibilité de rembourser leurs emprunts et de financer leurs investissements. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), institutions liées par ce qui est communément appelé le « consensus de Washington », leur proposent alors ces fameux « plans d’ajustement structurel ». En termes plus clairs ils exigent de ces pays, en échange de financements, la privatisation de pans entiers de leur secteur public : santé, transports, services sociaux, éducation.

Au Mali, pour dénoncer les effets dévastateurs à long terme de ces plans, une radio a organisé, en 2006, le procès pastiche de ces deux organismes internationaux. Le procès est devenu un film emblématique, Bamako, mis en scène par Abderrahmane Sissako (Archipel 33, 115 minutes), dans lequel on retrouve notamment les éblouissantes plaidoiries des deux avocates des parties civiles, Aissata Tall Sall et William Bourdon, qui viennent éclairer l’Histoire face aux petites et minables histoires des avocats de la défense :

Les politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions de Washington pour « assainir » les économies africaines se sont faites dans la douleur pendant une bonne trentaine d’années. Elles ont largement contribué à briser l’Afrique.

Au début des années 2000, la Banque mondiale a reconnu s’être trompée, mais du bout des lèvres seulement [1] et annonçait l’abandon des plans d’ajustement structurel en soulignant « leurs effets négatifs ». Elle reconnaissait que « la situation du développement humain se dégradait en Afrique » et s’excusait « des désagréments provoqués auprès des des populations des pays qui en avaient été victimes. »… « Désagréments » au lieu de « ravages », juste une petite différence sémantique. Ils ont tout de même oublié de préciser que lesdits « désagréments » ce sont des centaines de milliers, voire des millions, de personnes dépouillées, des économies détruites, des parties entières du service public anéanties ou passées aux mains de multinationales privées.

On est ensuite passé aux « cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté » (CSLP), initiatives des mêmes instances qui, du point de vue du résultat, n’avaient rien à envier aux Plans d’ajustement structurel.

Et, pendant ce temps, l’Afrique donne du pétrole et des minerais.

Les États-Unis ont aussi soutenu le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), institution promue par quatre grands pays africains (Algérie, Afrique du Sud, Nigeria et Sénégal), sorte de gigantesque plan d’ajustement structurel pour, une fois encore, servir les bailleurs de fonds et leurs intérêts financiers.

L’Europe n’est pas en reste : elle offre ses politiques d’aide au développement, qui ne valent guère mieux.

Le sociologue suisse Jean Ziegler écrit dans le journal français Libération, le 16 octobre 2007 L’Europe favorise la faim en Afrique. Ce à quoi Peter Mandelson et Louis Michel, alors commissaires européens (2004 - 2008/2009), consternés par tant de méchanceté, répondent que « seuls les accords de partenariats économiques (APE) — (nom pudique donné à une initiative permettant aux multinationales européennes de mettre la main sur tout ce qui a de la valeur dans les économies africaines et dénoncée à juste titre par Ziegler comme un implacable instrument de la domination occidentale sur l’Afrique) — permettent la croissance et le développement du bien-être en Afrique ».

Et l’Afrique continue de toujours donner du pétrole et de minerais.

Est-ce donc tout ce que l’Afrique peut offrir ?

Non, bien sûr, et la roue tourne, car l’Afrique offre aussi de la culture, de la musique et du théâtre ; des diplomates, des professeures et professeurs ; des expertes et experts ; des étudiantes et étudiants ; des travailleuses et travailleurs de haut niveau, et des intellectuelles et intellectuels ; des écrivaines et écrivains. D’autres êtres humains que l’Europe réexpédie par charters entiers, parfois ficelés comme des saucissons, quand ce n’est pas dans des linceuls.

L’Afrique pillée pendant des siècles a offert, malgré elle, toutes les richesses dont elle regorgeait. Quant à l’énorme dette que le monde riche l’a forcée à contracter depuis cinquante ans et que les institutions financières internationales réclament à cor et à cri, elle l’a déjà remboursée plusieurs fois.

Eva Joly, longtemps juge spécialisée dans la criminalité financière, l’exprime à sa manière, avec force, dans un chapitre de son livre La Force qui nous manque (2007) intitulé fort à propos « Justice pour l’Afrique ! » :

Qui contestera les contrats conclus par Areva pour l’uranium au Niger ou Elf-Total au Gabon pour le pétrole ? La France a contracté une dette. Notre prospérité est nourrie de richesses que nous volons. À ces migrants clandestins qui risquent leur vie pour gagner l’Europe, il pourrait être versée une rente au lieu d’un avis d’expulsion. »

— Eva Joly, La force qui nous manque, 2007, Paris, éditions Les Arènes, pp. 121-122

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