Faire l’école en temps de guerre à Sarajevo

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12 mai 2025

 

Sarajevo, le 4 avril 1992. La ville est assiégée. Il est extrêmement dangereux d’aller à l’école. Mais les enseignantes et les étudiantes trouvent une alternative pour les salles de classe situées sur la ligne de front. Un maillage de lieux sûrs, appelés punkts, est tissé dans la ville et les étudiantes peuvent assister aux cours dans leur voisinage. En ce sens, Sarajevo est unique ; non seulement pour poursuivre l’école en temps de guerre, ce qui est déjà arrivé dans d’autres villes – Beyrouth, Pristina, ou dans le ghetto juif de Varsovie – mais aussi pour « construire » un système scolaire qui s’est déployé dans toute la zone du Sarajevo libre. Cela constituera une expérience mémorable pour les enseignantes aussi bien que pour les étudiantes.

Trente ans après, ce projet resitue les punkts scolaires et retrace les itinéraires empruntés par les enseignantes pour rejoindre ces salles de classe improvisées. Il présente également une sélection de complexes résidentiels et de bâtiments qui ont marqué l’histoire urbaine de Sarajevo et constituent la toile de fond de cette histoire scolaire. Les quartiers urbains et le pouvoir des communautés locales, tous deux un héritage de la période socialiste, se révèlent être la matrice de base qui a permis le développement de cette pratique scolaire unique.

par Darine Choueiri

 

Architecte et urbaniste, elle explore les espaces urbains par le biais
de la narration, les traçages spatiaux et les connexions culturelles.

 

Cette contribution est une version éditée du fascicule “Sarajevo, schooling
under siege, a walk on the footsteps of teachers between 1992 and 1996.”

 

Coordination éditoriale : Manon Mendret & Philippe Rekacewicz.

 

Ce n’est que lorsque nous commençons à nous investir émotionnellement dans un paysage que sa singularité et sa beauté se révèlent à nous. »

J.B. Jackson, The necessity for ruins and other topics,1980.

Prologue

La ville de Sarajevo a été assiégée durant presque quatre ans, entre avril 1992 et février 1996. Cette situation n’a pas empêché les enseignantes et les institutions éducatives d’accomplir leur mission : éduquer et instruire leurs élèves. Pour faire classe, ils et elles ont organisé un réseau sans précédent de lieux sûrs, appelés punkts, alternative aux bâtiments scolaires. Ce réseau se répand dans toute la ville rapprochant ainsi l’école du domicile des élèves et limitant les dangers liés aux déplacements scolaires.

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Croquis de Darine Chouéiri. Illustration des Blue routes, dénomination des routes d’accès à la ville qui s’ouvraient ponctuellement, en brèches dans le siège.
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Croquis de Darine Chouéiri. Le croquis représente des détails de la relocalisation de l’école Treća Gimnazija dans le bâtiment de l’école primaire OŠ Hrasno.
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Croquis de Darine Chouéiri. Première localisation d’écoles primaires et secondaires, de punkts et d’éléments urbains importants dans l’histoire, d’après le livre Les héros de Treća Gymnazija.
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Croquis de Darine Chouéiri. Communauté locale de Avdo Hodžić (aujourd’hui Čengić Vila I), localisation de punkts et limites spatiales de la communauté.
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Croquis de Emina Avdagić, directrice de Treća Gimnazija (T.G) durant le siège. Le croquis représente la zone du quartier de Hrasno, où Treća Gimnazija a été relocalisée à partir de juillet 1994. Apparaît aussi le fameux bâtiment baptisé Loris.

Pendant près de trois ans, les enseignantes ont dû parcourir quotidiennement, à pied, de longues distances depuis leur domicile jusqu’à un ou plusieurs punkts, lorsque la situation n’était pas trop dangereuse. Les enfants ont également dû braver leur peur des francs-tireurs et des bombes, afin de mener leur propre résistance contre la barbarie.

Les punkts constituaient le dernier maillon de la chaîne éducative ; et se trouvaient à leur tour dans la plus petite unité urbaine, la Mjesna Zajednice (MZ), communauté locale ou unité de quartier. Chaque école en ville, dénommée matična skola (école Mère), avait sous sa tutelle un certain nombre de MZ et devait assigner les enseignantes responsables des cours dans les punkts de chacune de ces communautés locales. C’est l’Institut pédagogique qui initie cette réorganisation, en se basant sur le modèle des premières expériences d’école qui ont eu lieu dans le quartier de Dobrinja, où s’organisent, pour la première fois, des classes informelles dans les parties souterraines des cages d’escaliers, d’où le nom de cette pratique d’enseignement : haustorka skola, école des escaliers.

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Le livre Les héros de Treća Gimnazija de David M.Berman.

On se réfère à cette période scolaire à Sarajevo comme Ratna Škola, « École de la guerre ». En avril 1993, près de 300 punkts sont disséminés dans Sarajevo assiégée [1].

En 2001, le pédagogue David M.Berman publie The heroes of Treća Gimnazija. Dans ce livre, il raconte comment l’école était organisée dans la ville de Sarajevo pendant le siège. Berman se concentre sur le cas du lycée "Treća Gimnazija".

Je suis tombée sur le livre de Berman par hasard, fraîchement arrivée à Sarajevo en 2020. J’avais envie de « faire connaissance » avec la ville via quelques lectures et balades. L’histoire m’a fascinée : les marches des professeures, les espaces et certains punkts mentionnés dans le livre ont été pour moi les premiers indices qui me conduisent à raconter « spatialement » l’histoire, trente ans après la fin de la guerre.

Cette carte et les textes qui l’accompagnent tentent de conserver une trace de cette histoire, des promenades et des cachettes scolaires des étudiantes et des enseignantes sous le siège.

C’est aussi une invitation à une promenade singulière dans Sarajevo qui incite à une perception différente de son environnement bâti, témoin silencieux et archive insondable de la vie citadine. Les murs de la ville renferment encore les récitations des tables de multiplication, et ses rues résonnent du bruit des pas furtifs des élèves et des professeures.

CHRONOLOGIE CONTEXTUELLE  
11 Novembre 1945 Déclaration de la République Populaire Fédérale de Yougoslavie (RPFY).
31 Janvier 1946 6 républiques socialistes conforment la RPFY sous la direction de Josip Broz Tito : République socialiste de Bosnie-Herzégovine, République socialiste de Croatie, République socialiste de Macédoine, République socialiste du Monténégro, République socialiste de Serbie et République socialiste de Slovénie.
7 Avril 1963 La RPFY se dénomme dorénavant République Fédérale Socialiste de Yougoslavie (RFSY) après sa séparation d’avec l’Union soviétique. Josip Broz Tito est nommé président à vie.
4 Mai 1980 Mort de Josip Broz Tito. Début des tensions ethniques en République Fédérale Socialiste de Yougoslavie.
25 Juin 1991 La Slovénie et la Croatie déclarent l’indépendance de la Yougoslavie. Le 8 septembre c’est au tour de la Macédoine.
Novembre 1991 Les Bosniens-Serbes [2] votent pour la Republika Srpska (République serbe) en Bosnie mais rattachée à la Serbie et au Monténégro.
Février–Mars 1992 Le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine organise un référendum national sur l’indépendance de la Yougoslavie. La majorité des Bosniens-Serbes s’abstiennent de voter.
5 Avril 1992 La Bosnie-Herzégovine déclare son indépendance de la Yougoslavie. À leur tour, les Bosniens-Serbes proclament l’indépendance de la Republika Srpska.
6 Avril 1992 La communauté européenne et les États-Unis reconnaissent la Bosnie-Herzégovine. Suada Dilberović, une étudiante en médecine, est tuée par balle sur le pont de Vrbanje à Sarajevo par les paramilitaires serbes. La guerre commence entre les Bosniens-Serbes, les Bosniens-Croates et les Bosniaques. La ville de Sarajevo est assiégée par les forces bosniennes-serbes et l’armée populaire yougoslave (JNA).

 

CHRONOLOGIE DE LA CRÉATION DE RATNA ŠKOLA  
15 Mai 1992 L’année scolaire 1991-1992 est suspendue. La maîtresse Faiza Kapetanović fait classe au n°9 de la rue Marka Oreškovica dans la cave baptisée « l’école Lily ».

Naissance de la Haustorska Škola (Ecole de l’escalier) au n°9 de la rue Esada Pašalića, auparavant Salvador Allende.

Élèves et professeures organisent des classes informelles dans des espaces jugés sûrs dans les bâtiments du quartier.

Ces localités deviendront le modèle de référence selon lequel le système scolaire se réorganise dans la ville libre de Sarajevo pour assurer la continuité du programme.
17 Juin 1992 Première réunion parents-enseignantes à Dobrinja sous l’égide du commandement général de la brigade de Dobrinja et des communautés locales, 28 établissements ont été désignés à des fins scolaires.
Juillet 1992 L’Institut pédagogique [3] de Sarajevo est chargé d’organiser les activités éducatives et récréatives pour les enfants réfugiés et résidentes à Sarajevo.
26 Août 1992 Smail Vesnić et l’Institut pédagogique ont créé le Dobrinja Gimnazija sous la supervision du Centre de l’école de guerre de Dobrinja.
9 Septembre 1992 Suivant la décision de l’Institut pédagogique, les élèves des écoles primaires et secondaires s’inscrivent pour l’année scolaire 1992-1993.
25 Janvier 1993 Début de la première année de l’école de guerre (1992-1993) dans le quartier assiégé de Dobrinja.
1er Mars 1993 Début de la première année de l’école de guerre (1992-1993) dans Sarajevo libre. L’école dure 18 semaines plus une semaine supplémentaire.
6 Septembre 1993 Début de la deuxième année de l’école de la guerre (1993-1994) à Dobrinja et dans Sarajevo libre. L’année scolaire durait 30 semaines sur les 36 semaines prévues.
7 Avril 1994 Réunion de préparation de l’année scolaire 1994-1995. L’année commencera en août pour profiter de la chaleur de l’été, jusqu’à présent il était très difficile de travailler durant le froid de l’hiver en raison de l’absence de chauffage.
18 Avril 1994 Publication de l’article de Seniha Bulja "L’école dans l’escalier : un modèle de travail éducatif à Dobrinja". [4]
1er Août 1994 Début de la troisième année de l’école de guerre (1994-1995). L’année scolaire dure 30 semaines sur les 36 semaines réglementaires.
Fin 1994 De nouveaux manuels scolaires arrivent au ministère de l’éducation via le tunnel creusé sous l’aéroport occupé par l’armée bosniaque depuis le début de la guerre. Ce tunnel reliait Butmir à Dobrinja, toutes deux sous contrôle de l’armée bosniaque, et permettait le passage de personnes et de provisions entre les territoires libres et ceux assiégés. Les nouveaux manuels ont été publiés à Ljubljana, transportés le long de la côte adriatique croate, pour finalement entrer en Bosnie-Herzégovine sur la route du mont Ingman et atteindre le tunnel de Butmir.
1995 Les enfants commencent à fréquenter progressivement leur école d’origine lorsque cela est possible et les punkts commencent à se dissoudre.
1er Septembre 1995 Début de la quatrième année scolaire de guerre (1995-1996).
14 Décembre 1995 Les accords de paix de Dayton sont signés à Paris.
5 Février 1996 Début de l’année scolaire 1995-1996.
29 Février 1996 Fin du siège de Sarajevo.

 

CHRONOLOGIE DE LA CRÉATION DE TREĆA GIMNAZIJA  
1948 Fondation de Treća Gymnazia (Troisième Gymnase), une école secondaire préparant les étudiantes à l’université. 
Printemps 1992 Le bâtiment de l’école est occupé par l’armée bosniaque. Les documents et registres sont évacués de l’école par les professeures. 
1992-janvier 1993 L’école a déménagé à OŠ [5] Branko Lazić (aujourd’hui Srednja škola poljoprivrede, prehrane, veterine i uslužnih djelatnosti). - La première année de l’école de guerre a commencé en mars 1993 sous la direction de Fahrudin Isaković.

Pendant ce temps, Treća Gimnazija est responsable des points d’enseignement situés dans les communautés locales ou Mjesna Zajednice suivantes : Mjesna Zajednice Bistrik, Mjesna Zajednice Kovači et Mjesna Zajednice Sumbuluša I & II. Le professeur Osmanagić Rabija était le coordinateur des deux dernières Mjesna Zajednice. 
1993-1994 Durant la deuxième année scolaire de guerre, Emina Avdagić devient la nouvelle directrice de Treća Gimnazija.

Treća Gimnazija est responsable des points d’enseignement situés à Mjesna Zajednice Bistrik (coordinateurs : directrice Emina Avdagić et professeur Mirko Marinović), Mjesna Zajednice Avdo Hodžić (coordinateur : professeur Avdo Hajdo), Mjesna Zajednice Danilo Đokic (coordinateurs : Azra Belkić et Munevera Kanlić) et Mjesna Zajednice Kumrovec (coordinatrice : Enida Sarajlić).

Deux punkts supplémentaires étaient également destinés aux cours techniques de chimie et de physique : Mjesna Zajednice Bistrik (OŠ Branko Lazić, coordinatrice : Emina Avdagić) et Mjesna Zajednice Ivan Krndelj (coordinatrice : Mersa Ćalak), pour les étudiantes de l’école technique. Avant la guerre, Treća Gimnazija était un lycée technique spécialisé en chimie. Toutefois, lorsque la guerre a éclaté, Treća Gimnazija est devenue un lycée d’études secondaires. Néanmoins, l’école poursuit les classes techniques formant partie de son programme d’avant-guerre.
18 Juillet 1994 Pour la troisième année scolaire de l’école de guerre (1994-1995), Treča Gimnazija déménage à OŠ Hrasno pour se rapprocher de sa communauté initiale d’étudiantes. Toutes les Mjesna Zajednice et les punkts sous sa responsabilité sont restés les mêmes. Au rez-de-chaussée, l’école OŠ Hrasno se composait de quatre salles de classe dont deux servaient à la distribution de l’aide humanitaire. Au premier étage, se trouvaient cinq salles de classe et quatre pièces supplémentaires.

La FORPRONU [6] entoure le bâtiment de panneaux en béton préfabriqué en raison de son exposition aux francs-tireurs. Ils réalisent trois périmètres autour du bâtiment ; les panneaux couvrent tout le premier étage, mais le deuxième étage reste exposé. Au rez-de-chaussée, les salles de classe étaient sombres et froides à cause des panneaux de protection. 
27 novembre 1996 Emina Avdagić et Gordana Roljić voyagent à Stockholm pour demander de l’aide pour le lycée Treća Gimnazija. 
1995-1996 La quatrième année scolaire de guerre est marquée par la fin du siège et de la guerre. La communauté internationale aide à la reconstruction du bâtiment détruit de Treća Gimnazija. Notamment, les États-Unis restaurent le bâtiment détruit de l’école et la Suède offre l’équipement nécessaire.
Printemps 1996 Premier bal masqué organisé à Treća Gimnazija d’après-guerre, alors que le bâtiment est encore en ruines. 
30 juillet 1999 Bill Cliton visite Treća Gimnazia. 
21 mars 2000 Retour des élèves et des enseignantes au bâtiment scolaire d’origine de Treća Gimnazija. Cette date est considérée comme la jour d’anniversaire de l’école. 

 

Chaque histoire a besoin d’un espace où se déployer [...] »
— Franco Moretti, Far country, Scenes from american culture.

 

Dans une perspective de cartographie post-représentationnelle, la carte est moins importante que le procédé de sa réalisation ainsi que de son utilisation. »
— Sebastien Caquard & William Cartwright, Narrative cartography : From mapping stories to the narrative of maps and mapping.

 

Marcher et cartographier

La marche

La marche est l’outil le plus simple dont je dispose pour explorer une ville en tant que nouvelle venue. Ce qui a commencé comme une errance aléatoire à Sarajevo s’est terminé par le traçage d’un itinéraire à partir d’un narratif local inhérent à l’histoire de la ville.

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Outil pour la marche n°1.
Photo : Darine Chouéiri

J’ai eu cette chance incroyable d’avoir un « cas préalable », une marche effectuée il y a trente ans, et de rencontrer les enseignantes qui l’ont fait pour arriver dans leurs salles de classe alternatives. Après quelques esquisses pour cartographier les lieux de l’histoire inspirée de la lecture du livre Les héros de Treća Gymnazija, j’ai contacté les professeures mentionnées dans le livre afin qu’ils et elles m’aident à relocaliser les punkts où ils et elles donnaient cours, ainsi que pour retracer un parcours récurrent effectué presque quotidiennement pour atteindre leurs étudiantes.

Ce n’était pas une tâche facile pour elleux, non seulement parce que la mémoire s’était peut-être affaiblie, mais aussi parce qu’entre-temps, la ville avait changé.

La promenade s’est centrée sur les éléments de l’histoire : les écoles, les punkts, les maisons des professeures, l’itinéraire. « L’environnement bâti » qui accompagnait la promenade est rapidement devenu également un élément de la carte. L’histoire a une double face. D’un côté, il y a l’histoire de la réorganisation des écoles sous le siège de la ville ; et d’autre part celle de la ville elle-même, où s’est déroulé cet épisode scolaire.

Matthew Bissen fait référence à l’activité de la marche comme suit : "La marche offre une connaissance corporelle, récupère la mémoire du lieu, crée un récit, donne la priorité à l’échelle humaine et reconnecte les gens aux lieux" [7]. La marche est un acte physique, qui implique l’exploration et l’observation, et s’inscrit dans la vie quotidienne de la ville : l’école évitait les lieux et bâtiments emblématiques ciblés pendant la guerre, la marche se déroulait donc principalement dans les quartiers résidentiels, en traversant des scènes de la vie quotidienne se trouvant dans des espaces-seuils où la frontière entre résidente et piétonne s’estompe. Ces errances créaient un lien avec la ville.

Souvent les paroles du renard de Saint-Exupéry expliquant au Petit Prince le sens du mot « apprivoiser » résonnaient dans mes oreilles :

Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie “apprivoiser” ?
 
C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie “créer des liens...”.

Créer des liens ?

Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… »

Et quelques lignes après, sur « comment apprivoiser ? »

Que faut-il faire ? dit le petit prince.

ll faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi — comme ça — dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près... [8] »

C’est ainsi que Sarajevo devint unique pour moi. La « marche » est l’équivalent de « l’apprivoisement » : c’est un acte physique comme celui que le renard conseille au prince : s’asseoir plus près chaque jour.

Un besoin de compréhension des espaces parcourus conduit à des recherches plus documentées permettant de lire la ville au-delà de ses signes visibles. C’est cette pratique empirique à laquelle Nicolas Offenstadt se réfère comme "L’articulation entre l’exploration des lieux et la lecture documentaire, qui la précède ou la suit, est assez troublante. […] [9]. Les sources d’information des punkts sont diverses : les deux livres de David Berman, quelques écoles qui citent l’épisode de la scolarisation pendant la guerre sur leur site Internet actuel, des entretiens oraux, des visites sur place notamment dans le cas de Treća Gymnazija et Dobrinja. « Ainsi s’instaure un va-et-vient, une tension, entre le présent observé et le passé lu, qui fait la matière du livre. » [10]

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Emina Avdagić et Gordana Roljić visitant ce qu’était une salle de classe de Treća’s
Gimnazija quand l’école déménagea en premier dans l’établissement scolaire de Branko Lazić.
Photo : Darine Chouéiri
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Scène de vie quotidienne dans le quartier de Čengić Vila.
Photo : D.C.
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Le bâtiment de Velapekara (Grande Boulangerie) et un bâtiment résidentiel vu
depuis la rue Nedima Felipovića.
Photo : D.C.

Cette pratique est à la base de la création de connaissances liées à la carte ou au texte. C’est ainsi que prennent sens des découvertes urbaines fortuites, comme par exemple lorsqu’on constate que l’une des rues délimitant la ligne de siège traversant l’un des plus anciens quartiers résidentiels modernes de Sarajevo, s’appelle ironiquement Osman Topal Paše, le fondateur de la première école laïque de la ville, appelé Ruždija, en 1864.

La marche est une pratique souvent explorée pour souligner différents aspects de la ville : des situationnistes à Robert Smithson et Richard Long, en passant, plus récemment, par des collectifs comme Stalker et le réseau Metropolitan Trails, entre autres. Le but de chaque péripatéticienne est différent, mais leur point commun est l’exploration ou la mise en scène des paysages à pied et la production de récits liés à cette action physique.

L’intention de ce projet à Sarajevo est d’ancrer un récit dans l’espace, mais inévitablement ce récit s’ouvre aux multiples couches et histoires configurant la promenade. Après tout « On ne connaît que les choses que l’on apprivoise », dit le renard.

LA CARTE

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Sarajevo : histoire spatiale du lycée Treća Gymnazija
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Sarajevo : structure urbaine et sociale qui a permis cette organisation scolaire spécifique : la Mjesna Zajednice

La carte ancre l’histoire de l’école durant la guerre dans l’espace urbain de Sarajevo. Elle met en valeur ses spatialités et devient le réceptacle physique de sa mémoire.

Cette carte est double face. D’un côté, elle retrace l’histoire spatiale du lycée Treća Gymnazija ; de l’autre, elle détaille la structure urbaine et sociale qui a permis cette organisation scolaire spécifique : la Mjesna Zajednice.

Recto première face :

Ici, l’histoire scolaire du lycée Treća Gymnazija est l’élément à cartographier. Les emplacements successifs occupés par l’école après l’abandon de ses locaux sont indiqués, ainsi que l’itinéraire de deux de ses professeures, depuis leur domicile, jusqu’au punkts d’enseignement correspondants pour faire classe.

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Skolski Ljetopis / Annuaire scolaire de Treća Gimnazija.
Photo : Darine Chouéiri

La reconstitution des parcours et la localisation des punkts correspondants au Treća Gymnazija ont été possibles grâce aux souvenirs de deux enseignantes : la directrice Emina Avdagić et la maîtresse Gordana Roljić. L’itinéraire sur la carte représente le tracé récurrent de leur marche, en particulier entre janvier 1992 et juillet 1994, lorsqu’elles ont dû traverser la ville d’un bout à l’autre pour atteindre le quartier de Centar, où Treća Gymnazija s’est d’abord installée dans le bâtiment de l’école OŠ Branko Lazić. Après cela, Treća Gymnazija a déménagé à l’école OŠ Hrasno, ce qui a raccourci les distances marchées et modifié une partie de l’itinéraire. Mais dans les deux cas, les professeures devaient également se présenter aux punkts qui leur étaient assignés dans d’autres Mjesna Zajednice ; en dehors des cours dispensés dans le bâtiment de l’école OŠ Hrasno. L’itinéraire a donc subi des variations, mais il est représenté selon sa forme la plus récurrente.

Cet itinéraire est l’un des nombreux qui sillonnent la ville pendant le siège. Les punkts constituent un échantillon de près de trois cents répartis dans les bâtiments de la ville. Le but de cette carte n’est donc pas d’être une restitution exhaustive des punkts ou des itinéraires, mais de leur conférer une existence matérielle, physique, à travers l’histoire d’une des écoles. Ainsi, n’étant qu’un fragment de l’ensemble, ils confèrent à la carte un sens de l’inachevé, d’un devenir en construction, ouvert à de nouveaux ajouts par ses futures utilisateurices et témoines de cette époque.

Cet itinéraire dévoile une histoire parallèle, celle de la ville : en traversant ses quartiers bigarrés, depuis les développements les plus récents de Novi Grad datant des années 1980 jusqu’au centre austro-hongrois du XIXe siècle. Il s’agit d’une mise en scène particulière des évolutions successives de la morphologie linéaire de la ville, le long de l’étroite plaine de la rivière Miljacka, avant que le bâti ne commence à se disperser en amont. L’histoire de l’école s’inscrit dans ce contexte, notamment dans les espaces et les bâtiments de la vie quotidienne. Les complexes de logements collectifs et les immeubles résidentiels constituent une caractéristique spécifique de la composition urbaine de Sarajevo. En raison de leur échelle, ils configurent des quartiers entiers et encouragent un fort sentiment de communauté, reflétant les valeurs de l’architecture socialiste.

Ils représentent le deuxième groupe des éléments cartographiés de la carte et sont surlignés en noir le long de l’itinéraire. Un seul bâtiment mis en évidence n’est pas résidentiel, le bâtiment de la radio-télévision (RTV), en raison de son rôle crucial dans l’histoire. La RTV diffusait chaque jour de la semaine, à partir de 9 heures du matin, des programmes scolaires appelés « Radio école ». Ce programme durait une heure et était composé de cinq blocs éducatifs de 10 minutes chacun. Les étudiantes écoutaient les émissions surtout lorsque les conditions étaient trop violentes pour assister aux cours, des enseignantes se déplaçaient à pied depuis différents quartiers jusqu’au bâtiment RTV pour diffuser leur cours.

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Maison de Emina Avdagić’s, rue Aleja Lipa’s n°62.
Photo : Darine Chouéiri
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Punkt dans la rue Azize Šaćirbegović n°102.
Photo : D.C.
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Punkt dans la rue Mustafe Kamerića n°9.
Photo : D.C.
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Ensemble de logements Alipašino Polje à Novo Sarajevo.
Photo : D.C.
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Bâtiments résidentiels de l’ensemble de logements Čengić Vila.
Photo : D.C.

Quant à Dobrinja, quartier encerclé par la ligne de siège et séparé de Sarajevo par la colline de Mojmillo, il a subi le « siège dans le siège » et les conditions de scolarisation étaient extrêmes. Les enseignantes, sous la direction du centre improvisé de l’école de guerre de Dobrinja, se sont organisées de manière autonome au sein du quartier, notamment pour l’enseignement primaire. Les professeures fréquentaient environ 28 punkts localisés dans l’enclave de Dobrinja. Les punkts de l’un des professeures, Behija Jakić, qui vivait et enseignait à Dobrinja à cette époque, figurent sur la carte. Behija n’avait pas d’itinéraire fixe, ce dernier changeait constamment en fonction de la situation sécuritaire instable à Dobrinja.

Verso deuxième face :

La Mjesna Zajednice, communauté locale, est la plus petite unité urbaine. Elle est délimitée spatialement par les rues limitrophes ou des éléments géographiques et bénéficie d’une représentante élue par la communauté de résidentes. Sarajevo est divisée en quatre municipalités, chacune composée d’un certain nombre de Mjesna Zajednice [11]. En ce sens, les communautés locales sont les mosaïques qui composent le sol urbain de la ville. Il est nécessaire de représenter cette structure pour comprendre comment les écoles se sont organisées si rapidement et ont maintenu l’activité scolaire dans des conditions extrêmes. Le bâtiment scolaire s’est en effet dissous pour s’adapter à la structure de la ville. C’est devenu un réseau de punkts disséminés dans les différentes Mjesna Zajednice. Chaque communauté locale devait trouver des points sûrs dans son périmètre pour la scolarisation. À son tour, chaque école était chargée de coordonner les différents Mjesna Zajednice sous sa responsabilité et d’envoyer des enseignantes pour atteindre les élèves dans les punkts situés dans chacune des Mjesna Zajednice. Les structures sociales, urbaines et scolaires se sont fusionnées.

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Sta Ko Gdje, Annuaire des rues de Sarajevo.

La réalisation d’une carte des Mjesna Zajednice a été possible grâce à l’existence d’un catalogue de la ville datant de 1987 [12]. Il contient une dénomination et un classement spatial des différentes parties composant la ville : toutes les rues sont répertoriées et la Mjesna Zajednice à laquelle elles appartiennent est indiquée. Chaque Mjesna Zajednice est représentée par un dessin du plan viaire définissant son contour. Pendant et après la guerre, les autorités ont changé les noms des rues ayant des connotations yougoslaves ou rappelant l’ethnie belligérante. Dans ce catalogue, le nom de la Mjesna Zajednice et des rues est celui d’origine, c’est-à-dire de la période yougoslave d’avant-guerre. Pour reproduire le patchwork des Mjesna Zajednice à l’échelle de la ville, un travail « sur mesure » a été réalisé : il a fallu faire coïncider les noms anciens et actuels des rues composant le contour de chaque Mjesna Zajednice pour pouvoir les retracer une à une sur la cartographie actuelle de Sarajevo. Aussi, la restitution de la nomenclature antérieure ajoute une couche « historique » supplémentaire à la carte.

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Registre des rues et des communautés locales figurant dans l’annuaire.
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Carte de délimitation de communautés locales apparaissant dans l’annuaire.
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Carte de délimitation de communautés locales apparaissant dans l’annuaire.

Le verso de la carte est ainsi reconstruit à partir d’un assemblage des figures indépendantes des Mjesna Zajednice figurant dans le catalogue. La mosaïque de la ville est restaurée : toutes les Mjesna Zajednice sont représentées pour produire la cartographie de la ville basée sur ses communautés à ce moment-là, et aborder le rôle important que joue la cohésion du quartier dans la survie de l’activité scolaire. De ce côté, les écoles primaires, secondaires et professionnelles & techniques en ville sont représentées (dans les limites de la carte) et tous les punkts qui auraient pu être récupérés sont représentés [11].

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Bâtiment de Treća Gimnazija vu du boulevard Zmaja od bosne.
Photo : Darine Chouéiri
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Bâtiment de Treća Gimnazija vu de la promenade Vilsonovo šetalište.
Photo : D.C.
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Bâtiment de l’école primaire OŠ Branko Lazić, aujourd’hui Ecole Secondaire d’Agriculture, Agroalimentaire, Médecine Vétérinaire et Industries de Services.
Photo : D.C.
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Bâtiment de l’école primaire OŠ Hrasno.
Photo : D.C.
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Bâtiment de l’école primaire OŠ Meša Selimović.
Photo : D.C.

Une ville est un texte. Chaque texte survit en répétant des stéréotypes et en les défaisant, à travers des trivialités et en les esquivant. En écrivant une brève note en bas de page sur cette ville, [...]. Ce n’est pas moi qui compte, bien sûr, c’est la note en bas de page. La note en bas de page est une forme de survie.

—  Dubravka Ugresić, Fox

Fragments d’une promenade en ville

L’idée d’accompagner la carte de récits émane d’un besoin naturel d’annoter certaines impressions et émotions. L’activité physique qu’est la marche, déclenche en moi un flux de pensées, c’est comme si le mouvement de mes jambes faisait tourner la bobine d’un film imaginaire en projetant des images sur le paysage qui défile sous mes yeux. Certaines projections sont comme des correspondances, une personnification ou matérialisation de mes lectures sur Sarajevo, d’autres apparaissent comme un collage personnel, et certains sont imaginaires.

La marche en elle-même est une manifestation de l’espace dans le temps :

Le temps, c’est le présent mourant à chaque pas, et la durée sa matérialisation en plusieurs heures.

L’espace, c’est le trottoir qui sillonne entre les immeubles, la clôture qui longe la cour d’école, cette goutte de lumière sur le terrain, l’ombre sous un arbre.

La promenade est pour une architecte ce qu’un chronotope (tel que défini par Mikhaïl Bakhtine) est pour un écrivain : un élément suggérant l’indissociabilité du temps et de l’espace. La façon dont le temps dialogue avec l’espace, ou vice versa, dans l’usage du chronotope définit notre perception du monde. Le chronotope est très courant dans les récits qui décrivent le voyage d’un héros, le plus souvent aventureux, voyageant vers des terres exotiques ; ou rêveur, se promenant dans Dublin. [12]

J’ai décidé de suivre la route des « héros de l’école » à Sarajevo. Le temps de cette promenade est anachronique, ayant eu lieu il y a trente ans ; alors que la ville — « l’espace de la promenade » — est ancrée dans le présent. Mais comme le disait Marguerite Yourcenar, « le présent est une forme de mémoire qui a survécu. » [13]. Cela a donné lieu à une appréhension particulière de la ville : j’ai découvert mon propre Sarajevo au cours de cette promenade et j’ai sélectionné les récits que je souhaitais lui associer. Un lien particulier se noue avec la ville qui m’a dévoilé un de ses secrets.

Ces notes sont quelques pensées simplement rassemblées pour qu’elles ne s’estompent pas au fil des pas ; une note en bas de page, et comme dirait Ugrešić, « la note en bas de page est une forme de survie ». Ces cinq récits sélectionnés ont pour objectif de donner plus de profondeur à cette carte bidimensionnelle, en ouvrant son espace au récit :

  • Ouverture : Un garçon à l’automne de 1992
  • Chiffres & Bâtiments : la typographie dans la ville
  • Robin Hood à Alipašino Polje
  • Anatomie d’une rue
  • Tango à Sarajevo
  • Architecture en amont.

 


Un garçon à l’automne de 1992

Le garçon était pressé. Ses pas résonnaient dans la rue déserte. En tournant à ce coin de rue, il sera déjà arrivé. Mais il l’entendit, comme le sifflement d’un serpent, avertissant du danger. Il recula brusquement, le dos raide contre le mur du bâtiment. Le franc-tireur a raté.
Soudain, il entendit la sirène d’une ambulance, c’était le moment. Serrant les bretelles de son sac à dos avec ses mains moites, il courut. Ses jambes semblaient avoir une vie propre, avançant plus vite que son esprit.

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Photo des archives personnelles de Čedo Pavlović. Čedo et ses amis à Hrasno pendant le siège de Sarajevo.
Photo : Darine Chouéiri

Un million de pensées étaient coincées contre ses tempes mais il ne fallut que quelques secondes à ses jambes tremblantes pour atteindre la porte. Il l’ouvrit. Tous ses amis avaient leurs cahiers de classe déjà ouverts. Leurs doigts fiévreux parcouraient les pages, les phrases, les lettres, les chiffres, nerveusement. Ils devaient le trouver, sinon tout serait perdu. Perdu dans la folie qui s’était emparée des habitantes de cette ville. Elle s’est propagée comme un virus. Elle n’a épargné que les enfants et certaines enseignantes. Enfants et professeures se retrouvaient dans la sécurité d’un sous-sol ou d’un magasin abandonné. Ces salles de classe étaient appelées punkts. La ville en comptait des centaines. Dans ces cachettes, ils et elles cherchaient le mot secret : celui qui mettrait fin à cette folie.
Le garçon s’éclaircit la gorge, en guise d’annonce et de soulagement après son dangereux sprint. Hier, il l’avait trouvée. La première lettre.

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Chiffres & Bâtiments : la typographie dans la ville

Commençons par quelques réflexions tirées du livre de Georges Pérec : Penser, Classer (1985) [14].

(T) L’alphabet
Plusieurs fois je me suis demandé quelle logique avait présidé à la distribution des six voyelles et des vingt consonnes dans notre alphabet : pourquoi d’abord A, ensuite B, puis C, etc. ?

L’impossibilité évidente de toute réponse a, au départ, quelque chose de rassurant : l’ordre alphabétique est arbitraire, inexpressif, donc neutre : objectivement A ne vaut pas plus que B, l’ABC n’est pas un signe d’excellence mais seulement de commencement (l’ABC du métier).

Sans doute suffit-il qu’il y ait ordre pour qu’insidieusement la place des éléments dans la série se charge, peu ou prou, d’un coefficient qualitatif : ainsi un film de série « B » sera-t-il considéré comme « moins bon » qu’un autre que l’on n’a encore jamais songé à appeler film de série « A » ; ainsi un fabricant de cigarettes, qui fait imprimer sur ses paquets « Class A », veut-il nous laisser entendre que ses cigarettes sont supérieures à d’autres ?

Le code qualitatif alphabétique n’est pas très fourni, en fait, il n’a guère que trois éléments :

  • A = excellent
  • B = moins bon
  • Z = nul (film de série « Z »).
  • Mais cela ne l’empêche pas d’être un code et de superposer à une série par définition inerte tout un système hiérarchique.

Pour des raisons assez différentes, mais néanmoins voisines de notre propos, on notera que de nombreuses sociétés s’efforcent, dans l’intitulé de leur raison sociale, d’aboutir à des sigles du genre « AAA », « ABC », « AAAC », etc., de manière à figurer dans les premiers dans les annuaires et bottins professionnels.
Par contre, une lycéenne a tout intérêt à avoir un nom dont l’initiale se situe dans le milieu de l’alphabet : il aura un peu plus de chance de ne pas être interrogée.

C1

Peinte en vert sur des panneaux marrons composant un mur, une lettre C immense, suivie du chiffre 1. Elle se trouve sur la façade aveugle, seulement percée d’une unique rangée de minuscules fenêtres carrées, d’une tour résidentielle du quartier Alipašino Polje. Comme vous pouvez le deviner, il s’agit de la zone C1 de ce grand complexe de logements sociaux situé à l’extrémité de la ville ; dans la quatrième municipalité de Sarajevo appelée Novi Grad [15].

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Numéro sur la façade d’un bâtiment résidentiel à Alipašino Polje.
Photo : Darine Chouéiri
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Numéro sur la façade d’un bâtiment résidentiel à Alipašino Polje.
Photo : D.C.

La typographie est soignée et s’étale d’un côté à l’autre du bas du mur, le C étant tangent à un côté de la façade et le 1 à l’autre lui étant parallèle. Sa hauteur est d’un peu plus de trois étages, ce qui permet de le voir facilement de loin ou depuis une voiture passant par la rue limitrophe Geteova. Le bâtiment est positionné avec un léger retrait, et même certains arbres en avant-plan de la façade ne peuvent briser le motif des lettres et des chiffres, en raison du choix judicieux de leur hauteur. Les panneaux marron préfabriqués sont horizontaux avec des lignes verticales comme des rayures. Ils permettent de réaliser les angles droits et les diagonales pour dessiner le C et le 1 mais pas pour réaliser un effet de peinture lisse.

Cette texture ondulée des caractères retient le soleil différemment, en donnant au corps des lettres une teinte verte plus intense et une sorte de profondeur à la surface, autrement plane du motif C1. Le C et le 1 ne sont pas dessinés en continu. Ils sont « découpés » longitudinalement, le long des bandes des panneaux, renforçant la construction géométrique de la typographie également divisée en modules, comme le revêtement préfabriqué des façades, mais mettant également en valeur le processus de construction du complexe résidentiel, confrontant l’unité individuelle et la masse.

La toponymie d’Alipašino Polje aborde les trois phases successives de construction des logements, A, B et C, le C, Faza, étant le dernier à être terminé. C’est un dispositif pratique pour organiser un territoire nouvellement urbanisé. Même des sous-secteurs existent, comme C1 et B2. Mais cette toponymie, qui est aussi taxonomique, n’impose aucune règle sur la dénomination ultérieure des lieux ou sur l’odonymie dans le complexe résidentiel ; les noms de rues ne fournissent aucun indice sur la partie dans laquelle elles se trouvent.

J’imagine que ceci peut être utile pour que le ou la facteurice distribue rapidement les colis, un facteur comme celui qui apparaît dans le roman de Jergović [16] ; qui connaît les nomenclatures particulières figurant sur les boîtes aux lettres, même quand il ou elle est mis au défi par des noms qui ne correspondent pas aux résidentes actuelles. Probablement, ce facteur connaissait aussi tous les sous-secteurs d’Alipašino Polje. Mais ce personnage de référence si inhérent aux quartiers a presque disparu de la vie urbaine, et avec lui les savoirs qui y sont associés. Aujourd’hui, peu de Sarajevinnes arrivent à situer les différentes parties de Alipašino Polje. Néanmoins, tous ces toponymes existent sur les façades de ses immeubles. Ils servent principalement de points de repère pour les habitantes et servent à définir les limites spatiales des différentes unités communautaires locales connues sous le nom de Mjesna Zajedenice (MZ), par exemple MZ Alipašino Polje C1.

Dans le Sarajevo socialiste, lors de la construction d’Alipašino Polje, la dénomination des lieux a été choisie pour mettre en relief les valeurs de la nouvelle idéologie sociale. Les recherches onomastiques montrent que des toponymes plus expressifs ont été choisis à l’époque, révélant la relation entre espace et pouvoir : ainsi, MZ Alipašino polje C1 était auparavant MZ 25 Novembar [17]. De plus, la plupart des Sarajevinnes l’ont oublié, maintenant que la toponymie taxonomique a remplacé la toponymie symbolique.

B3 & B4

Parfois, la règle de correspondance d’une toponymie avec un périmètre n’est pas respectée, comme c’est le cas pour les parties B3 et B4 d’Alipašino Polje, qui n’apparaissent pas dans la liste des MZ de la municipalité de Novi Grad. Ces sous-divisions doivent donc servir à autre chose... Sur une photo de 1984, on aperçoit le bâtiment avec la grande lettre B, marquant l’entrée de Alipašino Polje, vu de l’extrémité de Trg Barcelona, l’avenue coupant à travers le village olympique situé sur la colline de Mojmilo, à la limite sud-ouest d’Alipašino. [18]

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Numéro sur la façade d’un bâtiment résidentiel à Alipašino Polje.
Photo : Darine Chouéiri

Cette typographie B3 est plus ludique car des segments de lettres et de chiffres se plient aux coins du bâtiment, en s’alignant à certaines fenêtres de la façade ou en les intégrant à leur graphisme ou en définissant avec des diagonales de larges plans de couleur. Dans ce secteur d’Alipašino, une couleur supplémentaire au brun rougeâtre des lettres et des chiffres est ajoutée : un jaune pâle qui encadre la base des bâtiments et enrichit d’un rectangle jaunâtre dans la contreforme de la lettre B et la panse du 3. L’effet final est aussi celui d’une typographie industrialisée, mais qui garde quelque chose d’une finition artisanale brute, en raison des rayures dans la texture des panneaux en béton composant la façade, en quelque sorte ce que la sérigraphie apporte à un dessin à l’encre.

Ces bandes brun-rougeâtres, se prolongeant à partir des lettres et des chiffres, se plient autour des coins des bâtiments. Elles vous dirigent discrètement vers les cours intérieures si particulières d’Alipašino, obtenues en disposant les tours d’habitations autour d’un espace central de champs verts, de places et de terrains de jeux. Les bandes suivent leur parcours en rampant verticalement sur la façade ou en soulignant horizontalement leurs base, vous entraînant une nouvelle fois hors du secteur.

En réfléchissant à la remarque de Pérec : “Mais sans doute suffit-il qu’il y ait ordre pour qu’insidieusement la place des éléments dans la série se charge, tôt ou tard et peu ou prou, d’un coefficient qualitative”.

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Cimetière orthodoxe Pravoslavno groblje à Alipašino Polje.
Photo : Darine Chouéiri

Qu’est-ce que cela signifie pour les habitantes d’Alipašino d’être dans la partie A, B ou C ? Au fil du temps, les nombres sont devenus des entités linguistiques et ont probablement absorbé des récits de vies que les habitantes des secteurs attribuent à une taxonomie initialement prosaïque faisant référence aux phases de construction de l’habitat. Les différents secteurs d’Alipašino Polje et la majorité des rues ont été renommés au cours de la guerre de 1992-1995.
Aujourd’hui, toutes les Mjesna Zajedenice à Alipašino portent le nom du secteur auquel elles appartiennent, A, B ou C. Le nom familier « naselje solidarnosti » pour désigner ce complexe résidentiel a disparu ; cédant une fois de plus la place à la dénomination « Alipašino », originaire du XVIe siècle. La macro-toponymie est moins susceptible de changer, tandis que la micro-toponymie, faisant référence à des caractéristiques spatiales à plus petite échelle, sont plus propices aux modifications. La taille compte en toponymie… et probablement en typographie aussi.

MII

M de Mojmilo, la colline au sud de la ville ; et II, indique le secteur d’accueil des athlètes participant aux Jeux olympiques d’hiver célébrés en 1984 à Sarajevo. Le village d’Olimpijsko selo, familièrement connu sous le nom de Mojmilo, en raison de son emplacement sur la colline Mojmilo Brdo, a été conçu à l’origine comme un complexe résidentiel comprenant 1 120 logements et une garderie pour d’enfants. Mais en 1982, le comité organisateur des XIVe Jeux olympiques d’hiver, avec Udrueženim Radom, SIZ-om Stanovanja and Izvršnim Odborom Skupštine Grada [19], décident d’héberger les athlètes dans le complexe pendant la célébration des jeux.

La zone devait fournir des logements et certaines installations annexes, ce qui supposait des changements dans la configuration du quartier résidentiel de Mojmilo. Le développement s’organisait le long de deux avenues perpendiculaires. La principale Trg Barcelona [20], bordée de part et d’autre par les immeubles résidentiels, est conçue comme un prolongement piétonnier de la Trg ZAVNOBiH située dans le secteur B du complexe voisin Alipašino.

À l’intersection de ces deux promenades ont été positionnés le hall principal d’accueil et d’accréditation ainsi que la halle des sports, marquant l’entrée principale du village olympique. À partir de ce point, les bâtiments s’étendent le long de la Trg Barcelona, des deux côtés ; c’est le secteur II du complexe Mojmilo jusqu’à son intersection avec l’autre axe perpendiculaire du projet, la rue Olimpijska. À cet endroit se forme un large square rectangulaire, encadré par les façades des immeubles résidentiels sur trois de ses côtés. C’est le point de référence du quartier, avec les noms des trois secteurs résidentiels couronnant les sommets nus des bâtiments donnant sur la place. Ici, l’utilisation de la toponymie a un but utilitaire, et c’est pourquoi probablement les architectes ont décidé de peindre ces lettres non pas sur la partie inférieure de la façade à la hauteur des passantes ou des résidentes comme à Alipašino mais sur l’extrême partie supérieure, pour être vu de loin. Les proportions de Mojmilo sont très différentes de celles d’Alipašino [22] et la taille de la topographie s’ajuste habilement. De plus, étant le lieu de rassemblement de 2400 athlètes, une visibilité au-dessus de la foule est nécessaire. La typographie rappelle les sommets des montagnes, avec le M, formé de deux triangles-rectangles, cette abstraction fait évidemment appel aux lignes droites des chiffres romains, désignant les secteurs, au lieu des chiffres arabes employés dans Alipašino.

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Numéro sur la façade d’un bâtiment résidentiel à Mojmillo, Olimpijsko selo.
Photo : Darine Chouéiri
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Numéro sur la façade d’un bâtiment résidentiel à Mojmillo, Olimpijsko selo.
Photo : D.C.

C’est une leçon de topographie. Je trouve cet étiquetage à Mojmilo très élégant. Bien qu’obsolète aujourd’hui, il résiste désespérément jusqu’aux dernières gouttes de couleur, la peinture n’a pas été rafraîchie, les lignes et les triangles perdent lentement de la visibilité et du sens. C’est probablement le destin des villages olympiques, dont les composantes disparaissent lorsque l’imaginaire est remplacé par un autre. Dans W ou le Souvenir d’enfance, Perec évoque l’Île de W, où la vie est régie par les règles du Sport, au point de ressembler à un camp de concentration.

W.M.

Pendant la guerre, Olimpijsko Selo était en bordure de la ligne même du siège et le village sportif s’est transformé en un cauchemar. Aujourd’hui, on se réfère au complexe olympique original, Olimpijsko selo, simplement par Mojmilo et par Mojmilo Brdo pour désigner la partie de la colline colonisée par des logements individuels. Seules quelques balles sur les façades des immeubles évoquent un intermède violent, et les lettres délavées qui en sont le témoin depuis le faîte des édifices.

À une courte distance à pied se trouvent les deux quartiers de Alipašino polje et Mojmilo, où les lettres et les chiffres constituent un système toponymique. Il n’y a aucune intention de dissimuler avec des noms poétiques, souvent attribués aux grands ensembles résidentiels, leur ampleur intimidante [21]. C’est le présage pour un catalogue. Le droit à l’archive.

Passage du livre de Miljenko Jergović, Freelander :

Quand le facteur avait pris un congé, il fut remplacé par un autre qui […] alléguait que non seulement au lieu des noms des habitants actuels de l’immeuble, les boîtes aux lettres portaient encore ceux des gens qui s’y étaient installés au tout début, vers 1968, mais ceux d’individus qui n’y avaient jamais vécu. Le Facteur, en revanche, connaissait parfaitement les vrais résidents et n’avait donc pas besoin de leur nom, tant et si bien que ceux-ci avaient fini par considérer l’exhibition de leur identité sur les boîtes aux lettres comme une impudeur ».
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Robin Hood à Alipašino Polje

Vu de l’autoroute, Alipašino Polje, un quartier résidentiel à l’extrémité ouest de la ville, ressemble à une forteresse austère composée d’imposants bâtiments en béton. Le jeu avec les différentes hauteurs et les retraits des blocs gris, collés les uns aux autres, ne brise pas la lourdeur de cette masse bâtie. Et la succession infinie de fenêtres carrées et de petits balcons, rampant vers le haut en lignes infinies, accentuent les caractéristiques de l’esthétique des Grands Ensembles : hauteur, multiplicité et répétition.

Mais il est samedi matin et à Alipašino les habitantes sillonnent le quartier pour faire les courses, accompagner les enfants à vélo ou simplement prendre un café. L’opacité de l’immense foyer résidentiel semble disparaître une fois à l’intérieur. Depuis les principales allées piétonnes et commerciales, des galeries perçant les tours d’habitations laissent entrevoir des cours intérieures formées par les bâtiments rassemblés en grappes de forme elliptique. Chaque ellipse est un bloc (A, B, C1, etc.) constituant un micro-quartier. La circulation motorisée est reléguée vers le périmètre extérieur de blocs, de sorte que les parties intérieures s’ouvrent sur des zones vertes larges et calmes, avec des aires de jeux pour enfants et quelques autres installations dispersées au rez-de-chaussée ou dans un petit bâtiment indépendant.

Ce luxe d’espaces libres, la facilité des liaisons piétonnes intérieures, la proximité des écoles, des crèches et des commerces écartent ce sentiment de vivre dans des tours d’habitations collectives aliénantes. Au contraire, la sensation est celle d’appartenance à un quartier. Même un cimetière entre Alipašino Polje A et B, près de la rue Nerkeza Smailagića, a inévitablement trouvé sa place dans la colonie. Les pierres tombales témoignent de son existence avant le développement résidentiel, datant du milieu du XIXe siècle. Tout d’abord, un cimetière orthodoxe a été utilisé jusqu’à la fin des années 1970, date à laquelle il est tombé en désuétude et a depuis été envahi par la végétation ainsi que par des histoires étranges. Il a retrouvé sa fonction initiale pendant la guerre (1992-1995), lorsqu’il est redevenu le lieu de repos final des victimes dans les environs, l’accès aux autres cimetières était difficile au sein d’une ville assiégée [22].

En s’aventurant à l’intérieur d’un des îlots, depuis un passage au nº8 de l’allée Trg ZAVNOBiH, une colline verdoyante surgit au milieu du béton brut. La petite main qui tient la mienne glisse instantanément, ma fille de 6 ans est déjà en train de grimper au sommet, se trémoussant à la vue de ce défi inattendu. Il s’agit du terrain de jeu dans le secteur B2 de Alipašino. Moi, c’est Robin Hood Gardens qui m’est venu à l’esprit. Bien qu’il se situe à des kilomètres de là, dans le quartier populaire de Londres.

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Colline verdoyante à Alipašino Polje.
Photo : Darine Chouéiri
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Colline verdoyante à Alipašino Polje.
Photo : D.C.

Tous deux sont à proximité d’une rivière : La Tamise et le Miljacka, et aussi conditionnés par une autoroute motorisée à proximité, la A102 et la brigade Šeste proleterske [23] (aujourd’hui Bulevar Meše Selimovića). Tous deux avec un tumulus vert au cœur des bâtiments, offrant un élément étrange de nature sauvage au sein de la ville. Et enfin, chacun étant une expérience avant-gardiste en matière de logement social, malgré leur différence d’échelle.

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Tours résidentielles à Alipašino Polje Faza B.
Photo : D.C.
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Tours résidentielles à Alipašino Polje Faza A.
Photo : D.C.

Lorsqu’en 1964 Alison et Peter Smithson purent enfin mettre en œuvre leurs nouvelles idées liées au logement social, expérimentées pour la première fois dans le projet non réalisé Golden Gate Lane (1952), dans la Yougoslavie de Tito une recherche similaire de nouvelles morphologies de logement pour les masses affluant vers la ville était en cours. Le besoin urgent de logements sociaux après les destructions provoquées par la Seconde Guerre mondiale constituait un défi pour les Européennes, que ce soit à l’Est ou à l’Ouest.

Au sein de l’État providence du Royaume-Uni des années 1960, la préoccupation pour le logement social de la classe ouvrière était également associée au réaménagement des quartiers délabrés et des friches à proximité des zones industrielles de la capitale. Cette nouvelle architecture devait résoudre les problèmes urgents de logement, mais annonçait également un nouveau mode de vie et une nouvelle relation des citoyennes aux espaces publics et communaux. Néanmoins, les architectes étaient réticentes à la réussite de telles opérations et inquietes des actes de vandalisme. C’est ainsi qu’Alison Smithson s’exprimait dans une interview pour la BBC en 1970 : “La société a demandé aux architectes de construire ces nouvelles maisons, mais je veux dire, c’est peut-être vraiment stupide, nous devrons peut-être tout repenser, peut-être qu’on devrait seulement nous demander de réparer les toits et d’ajouter de vieilles salles de bains aux anciennes installations industrielles. Et de laisser les gens là où ils sont pour tout démolir dans un abandon et un bonheur complets afin que plus personne n’ait à s’en soucier [24]. Il est probable que le logement social en tant que politique d’État ait été considéré comme un tampon freinant l’attrait de la révolution des classes ouvrières se déroulant dans l’autre « moitié » du monde, au milieu de la précarité, des migrations, de l’exclusion et des conflits sociaux. Et ce tampon était donc vulnérable.

Les régimes socialistes et communistes ont amené une promesse de changement radical : notre mode de vie en contraste avec le mode de vie capitaliste/des Autres. En République yougoslave, les urbanistes des années 1960 étaient convaincues que la planification est une “science” pour construire une nouvelle ville, ainsi qu’une nouvelle société avec de nouveaux moyens de production. Lors de recherches sur les logements socialistes à Sarajevo, j’ai été surprise par l’aspect “scientifique” des livres sur l’histoire de l’urbanisme, remplis de données qualitatives et quantitatives, de tableaux, de chiffres, etc. Il était clair qu’une conception minimale de l’espace et un contrôle des coûts étaient cruciaux. Cela aboutira la conception d’éléments de construction préfabriqués qui élargiront d’une part le champ d’expérimentation autour d’une nouvelle fonctionnalité des appartements, et d’autre part de baisser les coûts et d’accélérer la production, devenue industrialisée.

Le Centre pour l’Amélioration de la Construction en Yougoslavie “a élaboré les ’Règles fédérales d’application obligatoire de la coordination pour une conception modulaire du logement’, ainsi que les ’Instructions pour la conception des logements conformément aux principes de la coordination modulaire’” [25]. Des mesures organisationnelles et financières ont également été adoptées. La création des unités ouvrières d’autogestion, le fond commun pour l’habitat qui a fait du logement social un bien social, ce qui a rendu possible aux habitantes d’ “utiliser” un appartement en propriété sociale sans avoir besoin de l’acheter [26].

Alipašino Polje a été construit par les brigades ouvrières, volontaires pour travailler à la création d’un bien social : le logement. Occupant 65 hectares et comptant 8250 logements, il est conçu en quatre méga-blocs selon deux axes perpendiculaires, et les deux moitiés sont symétriques. Au sol, il occupe 23,25 % de l’espace bâti, 23,72 % sont occupés par les circulations automobiles et 53,03 % sont laissés vacants [27]. Les bâtiments varient en hauteur : du rez-de-chaussée + 4 étages jusqu’au rez-de-chaussée + 18 étages en intégrant des commerces et des équipements dans certains. Le complexe résidentiel compte quatre écoles primaires et quatre crèches. C’est un fragment de ville à lui seul. Sa planification se base sur les préceptes des CIAM, éludant la monumentalité du réalisme socialiste caractérisant la vision soviétique des villes ; comme on s’y attendait.

Après la rupture de la Yougoslavie avec l’URSS en 1948, l’Association des Architectes Yougoslaves, réunie pour la première fois en 1950 à Dubrovnik, décida d’abandonner le réalisme socialiste et d’adopter l’architecture du modernisme occidental. Cette décision fut renforcée par une visite à l’exposition internationale d’architecture (Interbau) à Berlin ouest en 1957 [28]. Les années 1960 et 1970 marqueront les décennies où des milliers d’appartements seront construits à travers la Yougoslavie, et qui vont configurer les quartiers résidentiels qui font encore l’objet de scrutation et d’études aujourd’hui, ayant leurs détracteurs comme leurs défenseurs.

Mais il existe également une modulation locale des idées modernistes en matière d’urbanisme influencée par l’émergence dès 1967 d’une “littérature socialiste critique des idées modernistes en matière d’urbanisme” [29]. Les barres indépendantes entourées de verdure sont accusées de réduire le caractère de bon voisinage dans les villes et de mettre en relief les frustrations collectives par opposition aux désirs individuels.

L’urbanisme est déjà considéré comme une tâche multidisciplinaire en Yougoslavie, où l’Association yougoslave des urbanistes a maintenu à juste titre son indépendance par rapport à l’Association yougoslave des architectes. Et les sociologues, en particulier, ont joué un rôle important dans la configuration et la critique des nouveaux établissements. Dans le numéro de Pregled de 1969, ils et elles reprochaient aux planificateurices de recourir à des “solutions techniques pour résoudre des problèmes systématiques ” [30]. Le même questionnement posé par Alison Smithson a été repris par l’architecte Milica Janković, qui a décrit les paysages créés par la ville fonctionnaliste et moderne comme destructeurs d’un mode de vie rural, perdu, tout en n’assurant pas un sentiment social d’appartenance et de connexion avec l’environnement, et produisant ainsi un lieu d’habitation mais pas un cadre de vie. L’ingrédient magique pour remédier à ce problème, elle l’appelle ambijent (ambiance), une sorte de genius loci qui peut être obtenu par une étude plus intime et plus sensible des qualités spatiales et sociales déjà existantes dans la ville. Les Smithsons ont été plus clairs et ont défini le nouvel espace public de Robin Hood Gardens comme le nouveau square géorgien, adaptant des caractéristiques spatiales reconnaissables aux nouveaux développements urbains.

Cela a certainement eu des implications sur la conception architecturale ; l’aménagement des logements a dû adopter une nouvelle forme, pour favoriser l’interactivité sociale. Peu à peu, les barres indépendantes disséminées dans la verdure ont fait place à des regroupements de tours d’habitations autour d’espaces communs, certains complexes comprenant même des logements indépendants ou à faible hauteur. En outre, des équipements ont été introduits après avoir constaté l’échec de certains quartiers résidentiels à devenir de vrais lieux de vie en raison de l’inexistence des infrastructures du “quotidien” comme les écoles, les magasins, etc. Surtout après les révoltes des étudiantes dans les différentes fédérations composant la Yougoslavie en juin 1968, avec des revendications pour un socialisme plus juste, touchant même à la problématique du logement, car la “bourgeoisie rouge” et les “apparatchiks” avaient plus d’avantages au détriment des autres secteurs de la population dans l’accès au logement et aux équipements sociaux. Alipašino Polje est le fruit d’une telle idée.

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Vu des tours de Alipašino Polje depuis l’école OŠ Meša Selimović.
Photo : Darine Chouéiri
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Vu des tours de Alipašino Polje du côté de la rue Ante Babića.
Photo : D.C.
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Vu des tours de Alipašino Polje du côté du boulevard Meše Selimovića.
Photo : D.C.

Pendant que Milan Medić, Namik Muftić et Jug Milić (1974-1979) élaboraient le plan d’urbanisme d’Alipašino Polje en 1974, Robin Hood Gardens à Londres venaient d’être occupés par ses futures locataires.

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Tours résidentielles à Alipašino Polje. Détail de la façade.
Photo : Darine Chouéiri

Les planificateurices yougoslaves ont-ils et elles lu ou connu le projet des Smithsons dans un magazine itinérant et s’en sont-iels inspirées pour créer également une colline verdoyante ? Pour les Smithsons, ce monticule vert devait empêcher les gens de jouer au football et éviter le bruit au centre du complexe sur lequel donnaient les chambres à coucher. Mais celle-ci n’était pas la préoccupation des planificateurices d’Alipašino. À cette échelle, d’autres endroits étaient destinés au football. L’inspiration, le cas échéant, devait être simplement la création d’un élément ludique en profitant des décharges produites par les travaux de construction sur le terrain et apportant cet “ambijent” cher à Milica Janković.

Le 22 janvier 1994, Alipašino Polje était couvert de neige. Les plis blancs et soyeux de la colline au milieu des tours résidentielles étaient très tentants. Les enfants sont sorties en luge. Six ne sont jamais revenus [31]. En 2018, Robin Hood Gardens a été totalement démoli. Les deux ensembles sont un exemple du désenchantement à l’égard du potentiel de l’architecture à façonner les relations sociales. Les deux sont le théâtre d’une tragédie, d’un rêve social brisé. Mais Alipašino a survécu.

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Références :


Anatomie d’une rue

Put Života est une rue qui longe la façade arrière du campus universitaire de Sarajevo. Il s’agit du tronçon d’une longue rue qui borde la limite des quartiers de Marijin Dvor et de Novo Sarajevo, comme pour séparer la plaine des collines adjacentes, omniprésentes. Cette avenue commence là où se termine le centre de Sarajevo. Elle surgit d’un carrefour transportant les Sarajéviennes vers différents quartiers de la ville le long d’amples boulevards après avoir abandonné les méandres étroits du vieux centre. La rue commence impétueusement par le nom Kranjčevićeva et se faufile à travers des pièces urbaines significatives de la ville. En premier, le parc Hastahana [32], un grand espace public dont l’existence remonte à l’époque ottomane où un hôpital occupait le site. Devant le parc, au numéro 2 de Kranjčevićeva, se trouve le siège moderniste de la Croix-Rouge [33] qui abritait également le célèbre cinéma Sutjeska Kino et où, en temps de guerre, l’artiste Nusret Pašić a organisé l’exposition Témoins de l’existence dans le bâtiment incendié.

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Edifices repères vus depuis l’arrière-scène de la ville, depuis le parc Hastahana.
Photo : Darine Chouéiri

Puis Kranjčevićeva continue : serpentant derrière les blocs austro-hongrois de Marijin Dvor d’un côté et devant le complexe de l’hôpital central de l’autre. À un moment donné, les deux tours jumelles de la ville, connues familièrement sous le nom de Momo et Uzeir, et formellement sous le nom de Tours Unitic, apparaissent derrière les volumineux bâtiments en forme de L de la partie la plus récente de Marijin Dvor. Orientant leurs angles vers la rue et affichant leurs façades arrière, ils créent une toile de fond pour cette partie emblématique de la ville, qu’on on ne voit pas depuis la prospettiva nobile où les tours jumelles, le mythique hôtel Holiday Inn, le Parlement et les nouveaux centres commerciaux sont soigneusement mis en scène, mais depuis les coulisses.

C’est comme si ces bâtiments emblématiques, vu de derrière, acquéraient une échelle plus “humaine”. C’est ainsi que l’on découvre l’école primaire Isak Samokovlija avec ses élèves dans la cour de récréation au pied des tours jumelles, un assortiment de petits cafés, de fast-foods, les ćevabdžinica et les buregdžinica, des maisons et des motels bigarrés. Tout est moins sophistiqué et organisé de manière informelle. Un peu plus haut, suivant le versant de la colline, il est possible d’apercevoir les vestiges de la colonie d’entre-deux-guerres Crni vrh [34], l’une des premières zones résidentielles construite dans l’esprit moderne, sur une colline au-dessus de la ville.

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École primaire Isak Samokovlija vue à l’ombre des tours jumelles Unitic.
Photo : Darine Chouéiri

Après cet amusant intermède, la rue s’arrête brusquement à l’intersection avec la large rue Halida Kajtaža. Au coin droit se dresse, comme un tortillon métallique, la tour Avast, nouvelle icône du paysage urbain de Sarajevo. En face, la Glavna Željeznička Stanica, la gare centrale construite en 1949 et abritant en 1967 les premiers trains électrifiés de Yougoslavie, à gauche l’enceinte clôturée de l’ambassade américaine et au-delà, des fragments du Musée National et du Musée de l’histoire de la ville sont visibles.

En ce point, Kranjčeviceva s’élargit et change de nom pour devenir Put života, un large boulevard, comme on en trouve à la périphérie des villes. Après avoir passé l’interminable haut mur aux caméras suspectes de l’ambassade américaine, vous atteignez le campus universitaire. Le Kampus est le plus vaste site urbain public de la ville, s’étendant de Put života jusqu’à l’avenue principale de la ville : Zmaja od Bosne. Occupant à l’origine 30 hectares sur les marais et le quartier tsigane, en périphérie de la ville, le Kampus était le site des casernes militaire, conçues par Karl Paržik et Ludwig Huber en 1902, sous la domination austro-hongroise. Durant l’époque de la Yougoslavie socialiste, ce complexe était le siège de l’armée JNA [35] et était appelé Maršalka par les Sarajéviennes. Après la guerre de 1992, un fragment de sa partie orientale devient propriété de l’ambassade américaine en 2005 et se sépare de la totalité du complexe par la rue Roberta C. Frasurea [36]. En hiver, la nature est nue et vous pouvez avoir une vue dégagée, à l’intérieur du périmètre, sur les bâtiments allongés aux fenêtres rectangulaires et répétitives donnant à votre rythme le tempo lorsque tout semble uniforme sous le ciel gris et épais. Au printemps, les buissons luxuriants bordant le campus permettent des clichés spasmodiques sur l’intérieur. Dans les deux cas, la longueur des bâtiments est une caractéristique importante du profil de la rue d’un côté, tandis que de l’autre les visuels linéaires sont marqués par la voie ferrée couronnant le versant, jaillissant de la gare centrale et courant derrière la batterie des bus de la gare routière voisine.

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Kampus de l’Université de Sarajevo logé dans les bâtiments des anciennes casernes militaires.
Photo : Darine Chouéiri

Encore une fois, ce n’est que depuis ce point de vue, « de derrière », que l’on peut saisir l’ampleur de ces bâtiments austères du XIXe siècle, tandis que la bande de 70 mètres de jardins ornés et de grands arbres à l’avant-plan des façades principales sur le boulevard Zmaja od Bosne brise l’image linéaire de l’ensemble. Tous les bâtiments des anciennes casernes ne sont pas occupés, la plupart portent des signes de guerre sur leurs façades arrière, et certains gisent comme une vieille carcasse avec des fenêtres sans cadre et des graffitis d’abandon. Une allée traverse l’ensemble du complexe, reliant l’arrière-plan au premier plan, bordée des deux côtés par des tilleuls. C’est idéal pour se balader mais peu de personnes s’aventurent ici à pied, je ne croise que des parents emmenant leur enfant faire une balade à vélo. L’allée ressemble à un fragment oublié, d’un usage révolu, qui traverse désormais des champs colonisés par des herbes folles, une sorte d’hétérotopie [37] trop large pour être investie uniquement par quelques bâtiments universitaires et en attente de se voir attribuer un nouvel imaginaire. Le complexe est une « mine d’histoire ». C’est à l’intérieur de la caserne, dans la cour et prison de la garnison que Gavrilo Princip et d’autres collaborateurs ont été jugés pour le meurtre de l’archiduc François Ferdinand et de son épouse, cet évènement qui déclenchera la Première Guerre mondiale et qui aussi changera le nom Filipović Lager de la caserne austro-hongroise à Kasarna Kralja Aleksandra sous le Royaume des Slovènes, Croates et Serbes à partir de 1918.

Une fois passé le campus, Put života se termine sur un rond-point trivial. D’un côté, le bâtiment du distributeur Volkswagen, de l’autre, un peu plus haut sur la colline du quartier de Pofalići, le grand complexe de la Fabrika Duhana Sarajevo, des blocs verts et jaunes composent cette fabrique de tabac construite dans les années 1960, et devant, le bâtiment de la société emblématique Energoinvest [38] fondée en 1951 pour la conception d’installations hydroélectriques et thermiques dans toute la Yougoslavie. À partir de ce bâtiment, la rue porte désormais le nom de Krupska.

La promenade continue dans la monotonie en passant successivement devant de laids bâtiments commerciaux en alucobond [39], ressemblant davantage à des hangars industriels avec leurs grands parkings : comment se fait-il qu’ils soient situés dans une partie aussi centrale de la ville ? La cheminée monumentale qui se dresse encore près du bâtiment Energoinvest rappelle la fonction antérieure de ce site, connu sous le nom de complexe industriel Vaso Miskin Crni.

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Traces des ateliers industriels de Vaso Miskin Crni dans la rue Krupska.
Photo : Darine Chouéiri

Sur la carte de 1932 [40] à côté de la caserne se trouve un grand périmètre, c’était l’emplacement des ateliers ferroviaires de la première gare centrale de Sarajevo, Glavni Kolodvor. Situé dans ce nouveau quartier de la ville, dans l’actuelle rue Kolodovorska, le chemin de fer fut inauguré en 1882, reliant Sarajevo à la ville industrielle de Zenica, puis à différentes villes du pays. Le 28 juin 1914, la station Glavni Kolodovor témoigne de l’arrivée de l’archiduc François Ferdinand et de son épouse Sophie dans la ville voisine d’Ilidža pour effectuer leur tournée à Sarajevo. Le lendemain, leurs dépouilles repartent de la même gare vers Vienne. Mis en place à la fin du XIXe siècle, Vaso Miskin Crni est révélateur d’une période d’industrialisation très intensive liée à la modernisation des transports et au déploiement de lignes ferroviaires pour la circulation des matières premières sur le territoire.

À cette époque précoce du transport ferroviaire, des ateliers de réparation étaient nécessaires le long des lignes pour assurer le bon fonctionnement du matériel roulant. Dans les ateliers, de petites réparations pouvaient être effectuées mais les locomotives et les wagons endommagés devaient être envoyés à Zagreb ou à Budapest. Ainsi, l’atelier central, le Central Werkstätte, a été fondé en 1890 par l’administration austro-hongroise pour permettre des réparations sur place et ainsi éviter des coûts supplémentaires. Au début, il y avait plusieurs ateliers, une chaufferie, une fonderie, une scierie et un atelier de menuiserie. En 1918, de nouvelles pièces et autres éléments ferroviaires plus grands commençaient à être construits sur place et les bâtiments correspondants étaient agrandis. Le besoin de techniciens spécialisés devint urgent et conduisit en 1889 à la fondation de la première école secondaire technique, à proximité du complexe. Durant la Seconde Guerre mondiale, les soldats allemands occupant les ateliers centraux détruisirent la plupart des bâtiments avant d’abandonner la ville.

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Voie ferrée séparant la plaine urbaine de la colline, vue de la rue Krupska.
Photo : Darine Chouéiri

C’est durant la période yougoslave que le nom des ateliers devient Vaso Miskin Crni, le partisan héros et membre du collectif des cheminots. En 1950, la gestion du complexe est transférée au Conseil ouvrier et au Comité directeur et les ateliers ferroviaires se transforment progressivement en un complexe industriel sous la direction d’Energoinvest. Aujourd’hui, il ne reste que peu de choses de ce complexe industriel, les bâtiments ont été gravement endommagés pendant la guerre de 1992 et ce qui reste est une zone urbaine de 10 hectares adjacente au campus universitaire et située derrière la colonie de Novo Sarajevo, construite entre 1972 et 1982, dont on peut voir depuis Krupska, la cheminée du chauffage central aux bandes bleues et rouges, emblématique des nouvelles colonies de Sarajevo.

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Colline de Žuč vue de la rue Krupska.
Photo : Darine Chouéiri

La gare désuète de Kolodvorska a été détruite en 1971 et les lignes ont été déplacées. Aujourd’hui, de l’autre côté de Krupska, la colline de Pofalići est coupée le long de son flanc par la voie ferrée partant de l’actuelle gare centrale. Cette ligne divise l’arrière de la ville en deux : plaine et colline. Au-dessus de la voie ferrée, des maisons commencent à coloniser la colline de Pofalići jusqu’à la tour de télécommunication Hum « marquant » le sommet de la colline du même nom. Krupska se termine à l’intersection avec la rue Ložionička, connue auparavant sous le nom de Živko Jošilo. Živko Jošilo travaillait dans les ateliers ferroviaires, fut arrêté par les Oustachis [41] après avoir distribué des tracts communistes en 1938 et envoyé à la mort dans le camp de concentration de Jasenovac [42], probablement depuis la même gare de Kolodvorska.

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Rue Marka Marulića.
Photo : Darine Chouéiri

Si le regard se dirige depuis Ložionićka vers Zmaj od bosne et au-delà, vers le quartier de Grbavica de l’autre côté de la rivière Miljacka, il se retrouve dans l’axe visuel de la rue autrefois du nom de Mašića [43], qui se termine par un pont connu comme Klaonički se connectant à la Kloanica, le premier abattoir de la ville inauguré en 1881. Cette partie de la ville ayant longtemps été considérée comme la périphérie, s’y installaient des équipements fournissant des services au centre urbain de Sarajevo, elle ne se développera qu’à la fin des années 1940, lorsque la ville eut besoin de plus d’espace pour ses habitantes.

Après avoir traversé Ložionička, la rue se rétrécit considérablement et son nom devient Marka Marulića. La sensation d’être dans « l’arrière-cour » de la ville s’intensifie. Marka Marulića délimite une zone frontalière où le tissu urbain de la ville s’effiloche et perd tout caractère.

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Bâtiment longitudinal dans la rue Marka Marulića.
Photo : Darine Chouéiri

Après avoir croisé un long immeuble d’habitations aux entrées multiples de la période socialiste et un immeuble récent banal, la rue continue dans un paysage périurbain scindé en deux : d’un côté, quelques vieilles maisons abandonnées au bord de la route, de très grands arbres ombrageant par intermittence le trottoir étroit, des clôtures de jardin, des rues sans issue ; de l’autre côté, des tours résidentielles éparses surplombent des petites maisons avec jardin, anachroniques mais résilientes. Ce dernier tronçon de rue délimite une composition hétéroclite où les réminiscences de l’ancien tissu urbain sont envahies par de nouveaux bâtiments. Au-delà de cette fragmentation, à l’horizon, on entrevoit la ville dense.

Marka Marulića prend fin face au parking d’une entreprise de construction avant de finalement tourner à 90 degrés et réintégrer le schéma de la ville, devenant une rue comme les autres.

Lorsque les deux professeures de Treća gimnazija ont tracé pour la première fois leur itinéraire sur une carte de Sarajevo que j’avais achetée et ont marqué ce long tronçon allant de Marka Marulića à Kranjčevićeva, « à l’arrière » de la ville, elles m’ont dit qu’à l’époque c’était une voie considérée comme sûre. En parcourant ce tronçon seule, en marchant sur leurs traces, je me sentais totalement sans protection, surtout en arrivant dans la zone vaste et désintégrée du complexe Vaso Miskin Crni et du campus universitaire, avec les anciennes casernes assez éloignées de la rue, je me sentais totalement exposée, une proie facile pour un franc-tireur.

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Bâtiment longitudinal dans la rue Marka Marulića.
Photo : Darine Chouéiri

Pourquoi ont-elles pris cette rue ? C’est en repérant la rue Kranjčevićeva sur une carte de Sarajevo 1932 et en regardant de vieilles cartes postales que j’ai compris. Autrefois, les imposants bâtiments de la caserne militaire bordaient tout le tronçon actuel de la rue Put života, mais cette « anatomie » a changé. Toute l’aile nord de la caserne a été amputée, la démolition, de ce qui était le bâtiment de la Faculté d’agriculture et d’alimentation de Sarajevo s’est terminée le 17 octobre 2018 Faculty of Agriculture and Food in Sarajevo. Les bâtiments de la caserne qui servaient de bouclier protecteur aux professeures et à de nombreux Sarajéviennes qui doivent leur vie à ce bout de rue, ont disparu. Ce qui reste, c’est le nom, Put života, rue de la vie.

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Carte de Sarajevo, 1932.

Au bout de cette rue, la figure de l’humaniste croate Marko Marulić, qui, au XVe siècle, a inventé le terme psychologie pour décrire la science qui étudie la psyché. À son début, le père de la poésie et de la littérature bosniaque du XIXe siècle, Silvije Strahimir Kranjčevićeva était un personnage si important que, sur le plan de Sarajevo de 1932, toute la rue longeant l’« arrière-ville », derrière les kasernas et la Radionica Drž Želj s’appelait Kranjčevićeva, même les ramifications qui s’aventuraient courtement sur la colline, se nommaient Kranjčevićeva čikma [44].

À un moment donné, où de nouveaux modèles de ville étaient en cours de conception, cette rue deviendra Skopljanska. Kranjčević était rédacteur en chef de la revue littéraire Nada, qui signifie espoir, anticipant probablement le rôle que jouera la rue qui porte son nom au cours de l’histoire.

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Références :


Tango à Sarajevo

29 novembre 1913. Samedi soir. Nous sommes à la limite de la ville, la partie appelée Hiseta Gornja et Magribija Mahala qui commençait à être habitée par de denses îlots résidentiels austro-hongrois sous l’impulsion de l’entrepreneur autrichien August Braun. À son arrivée à Sarajevo, Braun a fondé la première usine de briques à Koševo, sur le site aujourd’hui connu sous le nom de Ciglane. Il a également lancé la construction du premier îlot de grands immeubles d’habitations de style viennois sur les rues quadrillées tracées dans cette nouvelle partie de la ville, en partie dans le quartier Gitan le Zigeunerviertel, situé entre le ruisseau Koševo marquant à l’époque la fin de la ville et les casernes à la périphérie, et en face de l’usine de tabac (1880).

Ce projet de quadrillage de rues dans la zone a été suivi par la construction de blocs résidentiels dans les parcelles régulières de cette nouvelle trame urbaine à la fin du XIXe siècle, après la réalisation d’une des rues, la rue Kralja Tvrtka vers 1898. Dans cette partie de la ville, il était plus facile de réussir une distribution régulière des appartements autour d’une cour centrale que dans le centre-ville, où les premiers blocs austro-hongrois de style sécessionniste s’alignaient déjà sur ce qui était la rue Čemaluša, aujourd’hui rue Maršala Tita. Ces nouveaux palais urbains adaptés au style de vie occidental, avec souvent des commerces au rez-de-chaussée, ont dû contourner la petite taille et l’imbrication complexe des parcelles de la vieille ville, pour l’agencement des plans à l’étage. Certains ont réussi à réaliser une cour centrale comme la Salomova Palata au n°54, le Musafija Palata au n°34 ou le bâtiment Napredak au n°56 de Dionisio Sunke [45], dans un simulacre d’alignement sur la rue car une fois à l’intérieur, on se rend compte que la façade sécessionniste impassible cache les irrégularités du vieux tissu urbain.

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Carte postale représentant le bâtiment du Marienhof (publiée en 1909).

Mais le Marienhof, le bâtiment résidentiel dédié à Maria, l’épouse d’August Braun, achevé en 1899 et connu sous le nom de Marijin Dvor, était le plus imposant avec ses neuf entrées, le café et les commerces au rez-de-chaussée. L’arrêt de tramway à quelques mètres du Marienhof, inauguré en 1895, marque l’intégration de cette nouvelle zone à la ville. Ce soir, derrière les fenêtres éclairées du Café Marienhof, le groupe se prépare. Pas n’importe quel groupe. Il s’agissait du Wiener Elite Damenorchester R.H.Dietrich [46], composé de dix femmes musiciennes et de trois hommes. Ce n’était pas une programmation courante. Ces orchestres se produisaient surtout dans les restaurants et les cafés, où le répertoire pouvait varier de la musique populaire à la musique classique, en passant par les marches, l’opérette et même… le tango. El Choclo, le célèbre tango du compositeur argentin Antonio Villoldo, a été joué pour la première fois à Sarajevo ce soir-là. La passion pour le tango, phénomène musical qui déferlait sur les capitales européennes au début du XXe siècle, avait atteint Sarajevo. Ernest Ružić, le propriétaire du café Marienhof, debout discrètement dans un coin, avait un sourire satisfait sur le visage. Cela avait valu la peine d’engager ces dames pour le programme musical de la saison hivernale [47]

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Le bâtiment Marienhof (n°23) apparaissant sur une carte touristique de Sarajevo en 1903.
Photo : Darine Chouéiri
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Plan du rez-de-chaussée du bâtiment Marienhof.

Le tango, pour une raison mystérieuse, fascinait les Européennes. La partie orientale était particulièrement friande de cette musique et danse indisciplinée qui franchirent l’Atlantique avec la venue des immigrées argentines à Paris. D’abord vu avec mépris et interdit dans certains cercles, le tango eut bientôt ses propres compositeurices et de riches productions. L’engouement était tel que même certaines compositeurices avaient des pseudonymes espagnols comme Camillo Morena alias Carl Elias Mieses, et certains airs de tango devinrent de véritables succès musicaux comme Tango de l’opérette Katonadolog du compositeur hongrois Béla Zerkovitz. Le succès fut tel qu’il fut même repris dans le repertoire gitan ainsi que par des fanfares militaires. Bien entendu, le Wiener Elite Damenorchester R.H. Dietrich l’a également joué au café Marienhof pendant la saison musicale de l’hiver 1913-1914.

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Le Wiener Elite-Damenorchester R.H. Dietrich (vers 1914).

Quelques pâtés de maisons plus loin, dans le quartier de Marijin Dvor de Sarajevo qui désormais fait allusion à son promoteur, August Braun, l’architecture n’est pas celle du style historiciste ou sécessionniste austro-hongrois et les cafés ne sont pas ceux de la Belle Époque. C’est un mélange de style international des années 1970 et post-moderne des années 1980, le tout flanqué des tours jumelles emblématiques de la ville. Tous ces bâtiments autonomes sont fédérés par le terrain public sur lequel ils sont disséminés au milieu d’un écrin de verdure et de grands arbres centenaires. Deux d’entre eux sont particulièrement élégants, identiques, élancés, avec des fenêtres modulaires rectangulaires aplanissant toute la façade sous un écran de cadres métalliques allégeant le poids du béton. Ils sont conformes aux préceptes du style architectural international dans leur recherche de la légèreté en libérant le jeu de la façade de la structure : une membrane verticale fragmentée en panneaux colorés et reposant sur une galerie de pilotis entourant le bloc aveugle de l’entrée du rez-de-chaussée.

En face, trois bâtiments en forme de L, dans un registre architectural post-moderne de blocs lourds avec des nouvelles interprétations volumétriques de la base, corps de bâtiment et corniche, délimitent une succession d’espaces publics triangulaires. L’ombre et l’enveloppe spatiale qu’offrent ces bâtiments rendent les cafés au rez-de-chaussée très agréables, s’ouvrant sur l’espace environnant, contrairement au jardin clos ou au patio des bâtiments du début du siècle. Mais une rue, perçant diagonalement cet agencement soigné de blocs [48], porte le nom de Franca Lehara (Franz Lehár) et nous ramène au Tango du début du XXe siècle à Sarajevo. Cette rue a été conçue par l’architecte Juraj Neidhardt dans l’intention d’avoir une perspective sur la colline de Trebević, pointant dans le paysage vallonné de Sarajevo, mais aussi comme un axe régulateur de cette partie de la ville ; où d’un côté se placera le bâtiment du Parlement conçu par Neidhardt aussi, et de l’autre les tours jumelles de l’architecte Ivan Štraus.

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Un des bâtiments jumeaux vu depuis la rue Franca Lehara.
Photo : Darine Chouéiri
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Bâtiment austro-hongrois ajustant sa cour intérieure à la forme des parcelles irrégulières du tissu de la vieille ville.
Photo : Darine Chouéiri
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Planification de la zone de Marijin Dvor par Juraj Neidhardt (1955).
Photo : Darine Chouéiri

En avril 1914, l’ensemble du théâtre municipal de Teschen joue l’opérette Die ideal Gattin (La femme idéale) de Franz Lehár avec une scène de tango. Franz Lehár est un compositeur viennois devenu célèbre pour ses opérettes, et notamment Die lustige witwe (La Veuve joyeuse) composée en 1905. Le 28 juin 1914, la troupe viennoise du cabaret Fledermaus interprétera les premières danses de tango en ville. Mais, bientôt, la musique s’arrêtera à Sarajevo. La veille du Nouvel An de la même année, quelques rues plus loin dans le centre-ville, sur un pont près du Grand Hôtel Central, l’archiduc François Ferdinand et son épouse Sophie sont abattues. Cet intermède de tango dans la ville bosniaque est interrompu par l’éclatement de la Première Guerre mondiale sur les quais de la rivière Miljacka.

A présent, la rue Franca Lehara n’est plus dédiée au compositeur, mais à son père, également nommé Franz Lehár, qui était aumônier militaire dirigeant l’orchestre du 50e régiment d’infanterie pendant son séjour à Sarajevo. Mais j’aime plutôt penser au fils de F. Lehár en me promenant le long de cette rue diagonale, décor idéal pour son opérette Tangokönigin (Reine du Tango) de 1921, et imaginer des couples tourbillonnant de danseureuses de tango formées par Mika Katarivas et Janko Stjepušin [49]. Les airs musicaux du tango ne sont pas perdus à jamais dans cette partie du monde, Boris Kovać et l’Orchestre Ladaaba le réaniment avec la musique folk, tsigane, la valse, mais aussi des aires ethniques et turques de la région dans leur disque intitulé The last Balkan Tango. Aussi, Asphalt Tango Records, fondé en 1997, leader dans les musiques sziganes, balkaniques et d’Europe de l’Est, rend hommage au tango, présent dans les Balkans depuis le siècle dernier.

Références :

  • Borislav Spasojević, Arhitektura stambenih palata austrougarskog perioda u Sarajevu. Rabic, 1999, Sarajevo.
  • Mary Sparks, The development of Austro-Hunagarian Sarajevo, 1878-1918. An urban History. Bloomsbury, 2014.
  • Colonial, Silenced, Forgotten : Exploring the Musical Life of German-Speaking Sarajevo in December 1913. Risto Peka Pennanen. Chap 7 in Critical Music Historiography : Probing Canons, Ideologies and Institutions, Vesa Kurkela, Markus Mantere. Routledge, 2016. London.
  • Old map of Sarajevo
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Architecture en amont

Il y a un quadrant doré caché à Sarajevo. Le rapport entre ses côtés n’est pas Phi, le nombre d’or, mais il produit le même effet de délice que ce coefficient de la section dorée. Il est invisible et il se dévoilera à vous en parcourant ses segments. La rue Maršala Tita [50], qui délimite la partie austro-hongroise de la ville dans son expansion vers l’ouest, a été aménagée en 1919 pour relier le centre ottoman au nouveau quartier résidentiel de Marijin Dvor. À la hauteur de la mosquée Ali Paša, commencez à remonter la rue Alipašina vers le quartier de Koševo. Vous êtes en train de marcher au-dessus du ruisseau Koševski Potok, dont les travaux d’enfouissement, à la fin des années 1940, permettent de gagner de l’espace en ville pour le développement urbain. Certaines sections sont encore visibles, par intermittence, avant la disparition du ruisseau dans la rivière Miljacka, quelques mètres plus loin de la mosquée Ali Pacha.

Dans la rue Alipašina, au croisement avec la rue Danijela Ozme, n’oubliez pas de regarder à votre gauche les deux barres résidentielles surplombant le mur de pierre qui borde le trottoir. Peut-être vous aventurerez-vous le long des escaliers et du passage de Ključka pour regarder de plus près, avant de continuer vers la droite dans la rue Kemal Begova. À son extrémité, cette dernière croise la rue qui porte le nom de l’architecte le plus célèbre de Sarajevo durant la période austro-hongroise : Josipa Vancaša. Empruntez cette rue, et faufilez-vous à droite entre trois longues barres rose terne, s’achevant à leurs extrémités sur une rue par des loggias arrondies, protubérantes et reliées entre elles par des passerelles vitrées. Après avoir déambulé dans ces espaces interstitiels et découvert les accès piétons à ces trois barres d’habitation, ressortez sur la rue Džidžikovac, descendez légèrement celle-là pour faire le pourtour du parc s’étendant sur une pente douce. C’est le parc Veliki, sur la partie inférieure de la pente. Et à droite, se trouve le parc Mali. Tous deux sont les premiers parcs urbains conçus à Sarajevo en 1886 par Hugo Krvarić, fonctionnaire du Landesregierung, sur le site de deux cimetières musulmans : Čekrekčijina et Kemal beg i Šehitluci. Vous pourrez vous émerveiller des pierres tombales anciennes et nouvelles dispersées çà et là, et vérifierez qui est l’homme de lettres au buste sculpté en pierre ainsi que la fontaine commémorative et la sculpture dans la partie horizontale en bas du parc. Vous êtes maintenant de retour sur Tina Ujevića, la rue bordant le parc sur sa partie supérieure, lorsque vous atteignez un bâtiment pistache aux cadres de fenêtres crème, prenez une petite ruelle à votre droite qui semble mener nulle part.

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Ansambl Alipašina/2 Barres résidentielles de l’architecte Juraj Neidhardt (1947-58).
Photo : Darine Chouéiri
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Ansambl Džidžikovac/Barres résidentielles des architectes Reuf & Muhamed Kadić (1947).
Photo : D.C.
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Ansambl Džidžikovac/ Barres résidentielles des architectes Reuf & Muhamed Kadić (1947).
Photo : D.C.

Après avoir foulé l’herbe folle et les fleurs sauvages, vous atteindrez le début des escaliers qui dégringolent jusqu’à la rue Pruščakova, retenant dans leur mouvement le glissement du terrain en pente. Ponctués de longues bandes noires qui rappellent des touches de piano, ils sont appelés les "escaliers musicaux". Les escaliers rendent hommage au centre culturel voisin Sloga, domicile des célèbres musiciennes des années 1960 et 1970. En descendant les escaliers, veillez à passer sous le premier bâtiment à votre gauche. Vous arriverez à la rue Dalmatinska après un passage étrange, fréquent à Sarajevo. Une fois sur Dalmatinska, vous ressentirez certainement le besoin de franchir les portails numérotés 9, 11, 13 ou 15 indiqués sur un muret blanc duquel débordent trois blocs blancs en porte-à-faux, avec de profonds balcons soulignés par des rangées de pots de fleurs. Cela semble privé mais vous pouvez entrer et déambuler à l’intérieur. Quand vous décidez, finalement, de sortir du labyrinthe des terrasses et des passerelles que cachent les entrées impaires de Dalmatinska, prenez la rue montante. Depuis le carrefour, dans l’axe de votre regard, se dresse l’ancienne synagogue du quartier de Bjelave, érigée à la fin du XIXe siècle pour la communauté juive séfarade alors installée dans cette partie de la ville. En face de la synagogue, prenez la rue Mehmed-paše Sokolovića pour atteindre la rue Kaptol.

La rue va vite se transformer en escaliers, ceux-ci connus comme les « escaliers de la poésie » coupant à travers des blocs jaunes striés par des lignes verticales de balcons arrondis blancs et percés de coursives. Du haut des escaliers, et sans doute depuis les balcons arrondis aussi, une belle vue du quartier Skenderija sur la colline opposée se dévoile, tandis qu’en regardant vers le bas, une vue en plongée de la rue Mehmeda Spahe dépeint l’agitation habituelle de la vie urbaine. Au bout des escaliers, prenez la rue Buka, montez quelques marches et faufilez-vous entre deux bâtiments. La fente n’est pas accidentelle mais est soigneusement calculée, avec une courbe douce, comme une étreinte, et marquée au sol par un agencement d’escaliers et de rampes souples avec une main courante verte. Vous serez conduit au pied d’un long bloc d’habitations percé de loggias et de balcons aux brise-soleils en appareillage de briques mêlant joyeusement leurs jeux d’ombre à la gaieté des enfants jouant dans l’air de jeu rectangulaire, au pied du mur de pierre sur lequel repose l’édifice. C’est là que se referme le quadrant doré.

Perchés en hauteur, s’adaptant différemment à la topographie de Sarajevo, vous venez de découvrir des chefs-d’œuvre de l’architecture moderne et post-moderne. Successivement, en suivant l’ordre de votre cheminement :

L’Ansambl [51] Alipašina de Juraj Neidhardt (1947-58), Ansambl Džidžikovac de Reuf & Muhamed Kadić (1947), Naselje Sunce [52] de Ivan Štraus (1966-72), l’Ansambl Kaptol de Ivan Štraus (1969-75) et le bâtiment de Milivoj Peterčić dans la rue Mehmeda Spahe (1956).

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Naselje Sunce/Ilôt Sunce de l’architecte Ivan Štraus (1966-72), détail de l’escalier extérieur.
Photo : Darine Chouéiri
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Ansambl Kaptol/ Ilôt Kaptol de l’architecte Ivan Štraus (1969-75).
Photo : D.C.
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Ansambl Kaptol/ Ilôt Kaptol de l’architecte Ivan Štraus (1969-75).
Photo : D.C.
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Bâtiment de Milivoj Peterčić dans la rue Mehmeda Spahe (1956).
Photo : D.C.

Sarajevo dispose de peu d’espace de part et d’autre de la rivière Miljacka qui divise la ville en deux. Le long des berges, le sol urbain gagne progressivement en hauteur pour devenir de petites collines surplombant la plaine urbaine. Les Austro-Hongrois avaient déjà comblé l’espace plat, depuis la rive droite de la Miljacka jusqu’au cœur de la ville en le prolongeant, au-delà du noyau ottoman, légèrement vers l’ouest. Ils ont commencé à disséminer quelques villas isolées le long des rues escarpées du quartier de Mejtaš et d’autres sur la colline surplombant les parcs Veliki et Mali, à l’époque rempli de vergers fruitiers qui ont inspiré le nom Džidžikovac au quartier : džidži signifie orné, fleuri. C’est là que se trouvent les trois bâtiments des frères Kadić, dans la tradition des barres d’habitations modernes, disposant leur petite façade en diagonale côté rue, et tournant ainsi la façade principale et l’accès vers l’intérieur de l’îlot, occupant un terrain vert en pente. Ils constituent le premier exemple de barre de logements moderne à plusieurs étages suivant les préceptes de la Charte d’Athènes du bloc isolé.

Les deux barres allongées de Juraj Neidhardt dans la rue Alipašina, le bloc de Peterčić Milivoj dans la rue Mehmeda Spahe et les trois barres en diagonales des frères Kadić ont une manière d’apprivoiser la pente qui consiste à positionner les bâtiments contre l’inclination du terrain, permettant des vues plus ouvertes depuis chaque façade et apportant plus de lumière dans les appartements. Ce trait de l’architecture moderne s’explique par la formation de ces trois architectes : Neidhardt a été un proche collaborateur de Le Corbusier à l’atelier 35 rue de Sèvres, après avoir travaillé avec Peter Behrens dans les années 1930. Les frères Kadić ont étudié à l’école de Prague, centre de l’architecture cubiste dans les années 1920, et ont ensuite collaboré au sein du cabinet Dušan Smiljanić à Sarajevo. Smilijanić et Helen Baldasara ont inauguré le mouvement d’architecture Moderna à Sarajevo avec les appartements Damić dans la rue Radićeva en 1927. Milivoj Peterčić était un architecte croate qui a étudié à Zagreb mais a exercé à Sarajevo. Plus tard, il aménagera à Grbavica, le premier quartier résidentiel à grande échelle à l’exemple des Siedlungs allemands.

Mais c’est Ivan Štraus qui introduira une nouvelle façon de s’adapter à la pente, le bloc résidentiel est fragmenté en volumes qui s’accrochent à la pente comme un enfant espiègle cherchant sa voie en se cramponnant sur un terrain escarpé. Naselje Sunce est le premier exemple de logements en terrasse où la barre moderne cède la place à des volumes post-modernes en réponse à un régionalisme architectural et une topographie locale. Štraus recevra son premier prix Borba pour cette mahalla moderne telle qu’il l’a définie, s’ajoutant à l’amphithéâtre naturel de Sarajevo ; la mahalla étant une petite unité de maisons groupées autour d’une mosquée dans le tissu ottoman de la ville [53].

Tout ce mouvement de construction en hauteur, sur les flancs de Sarajevo, a été déclenché par l’existence des parcs Veliki et Mali qui ont incité les fonctionnaires austro-hongrois de l’époque à construire leurs villas à proximité pour profiter des belles vues paysagères mais aussi pour être proche du bâtiment nouvellement inauguré de l’administration austro-hongroise, le Regierungspalast [54] face au parc Mali. Hugo Krvarić [blog de l’écrivain Miljenko Jergović :.]] avec son jardin tourne la ville vers la vue paysagère. Il était originaire de Dugi Selo, une ville proche de Zagreb, mais a fait ses études à Vienne. Il est venu à Sarajevo après l’occupation austro-hongroise et a eu un fils, Kamilo Kravarić, qui a fréquenté la première école secondaire nouvellement construite dans la ville, Prva Gimnazija. Kamilo, devenu un critique de théâtre renommé, déménagea à Osijek où il fut rédacteur en chef du journal Hrvatski List. Après la Seconde Guerre mondiale, en raison de sa proximité avec Ante Pavelić, il s’envola pour l’Argentine où il mourut en exil. Je me demande s’il appréciait le tango, comme on l’appréciait dans le Sarajevo de fin-de-siècle.

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... Et apparu le mot magique découvert par l’enfant à l’automne 1992...

Le tissu urbain quotidien et le droit aux archives

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Numéro sur façade à Švrakino Selo.
Photo : Darine Chouéiri

C’est ici que l’anodin mérite d’être mentionné : un moment de la vie d’un enfant est conservé dans un numéro de rue, où un jour entre 1993 et 1995, il apprît ce qu’était un triangle équilatéral. Un bâtiment ordinaire de 150 mètres a trouvé son architecte. On se souvient de Nikola Nešković, l’architecte de la première école expérimentale de Sarajevo et de tant d’autres écoles.

Cette dernière partie est une revendication au droit à l’archivage d’éléments de la vie quotidienne urbaine, en partie pour conserver le registre d’une histoire, mais aussi pour donner à la ville une profondeur de lecture. Comme un épaississement de ses murs par une couche narrative, un allongement de son trottoir par un itinéraire usé. Ces archives, je les mets à la disposition du public pour garder la mémoire, pour que ces informations échappent à l’oubli.

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Reflections du quotidien dans la rue Envera Šehovića.
Photo : Darine Chouéiri

Ce sont des balises pour naviguer la ville, comme les poteaux de Predrag Matvejevic dans les canaux vénitiens, indiquant les itinéraires de passage et ornés de « petites alcôves contenant des figurines de la Vierge Mère et des vases en verre de Murano avec des fleurs ou des bougies à l’intérieur ». À Sarajevo, ces balises votives sont les détenteurs discrets d’autres prières, d’autres histoires, mais sont là aussi pour montrer la voie dans les canaux historiques de la ville.

Ces indicateurs constituent une restitution de petites histoires, ils sont dispersés dans la mémoire de certaines citoyennes, figés dans quelques photographies ou manuels scolaires, ils ont du sens pour une personne ordinaire. Ils échappent à l’Histoire pour en faire un récit.

Il s’agit d’une archive au sens que donne Arlette Farge :

L’archive est une brèche dans la trame du temps, l’aperçu tendu d’un événement inattendu. Dans les archives, tout se concentre sur quelques instants de la vie des gens ordinaires, rarement visités par l’Histoire […]. »

 
— Arlette Farge. Le goût de l’archive, Editions du Seuil, 1989.

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Detail des bâtiments sur la carte.
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Détail des « Punkts » sur la carte.
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Municipalitiés & MZ figurant sur la carte.
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Liste des écoles primaires à Sarajevo 1992-1994.
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Liste des Lycées à Sarajevo 1992-1994.
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Reliques de Nikola Nešković.