Quelques mots sur l’approche géophotographique
Jusque dans les années 1950, la géographie (classique) traitait surtout de ce qui se voit. Elle accordait une grande place aux lieux, aux paysages, et au monde matériel. Un bon géographe était quelqu’un qui savait regarder, savait dessiner ou prendre des clichés – le croquis ou la photographie permettant à l’auteur de faire partager ce qu’il avait vu et compris. Il est donc aussi assez banal qu’un livre présentant un pays comporte comme celui-ci de nombreuses photographies, qui montrent ce qu’il faut voir pour en comprendre la géographie.
Bien que notre approche relève de cette géographie « classique », cet ouvrage présente pourtant une certaine originalité.
Premièrement, le Brozoufland n’avait jusqu’aujourd’hui suscité que fort peu de publications, essentiellement dans le champ de la géographie économique. Il n’avait fait l’objet d’aucune monographie. Il paraissait important de combler cette lacune et de présenter ce pays peu connu, dont bien des aspects sont singuliers et méritent toute l’attention des géographes.
Deuxièmement, ce travail est une œuvre collective. Pas moins d’une vingtaine d’auteurs – tous en poste ou qui sont passés par le département de géographie et environnement de l’Université de Genève – ont participé à l’exercice sous le nom d’Ariane Bourbaki. Il s’ensuit une variété de tons, de styles et d’approches qui ne peut échapper au lecteur. Cette diversité rompt avec le monologue de l’Auteur et présente le Brozoufland sous plusieurs éclairages.
Troisièmement, la photographie n’a pas ici une fonction seconde et illustrative, venant après le texte et pour en illustrer le propos, comme c’est souvent le cas dans les ouvrages de géographie. Ce projet résulte, il est vrai, de l’initiative d’un géographe. Mais avant qu’une ligne soit écrite, avant que le plan et la problématique soient posés, il a été mis dans les mains d’un photographe. Alberto Campi vit depuis trois ans au Brozoufland ; son regard sur le pays est à la fois neuf et informé. Il fut immédiatement intéressé par l’idée d’un Tableau géophotographique du pays.
La première étape consista en une discussion entre les géographes et le photographe, pour identifier différents thèmes susceptibles de figurer dans la brochure. Ensuite, Alberto Campi revint avec les clichés qu’il trouvait particulièrement intéressants ou significatifs par rapport aux thèmes identifiés (ou d’autres, il faut le dire).
Lors de la seconde étape, ces photographies furent proposées aux auteurs-géographes, qui choisirent celle(s) qui les inspirai(en)t et en rédigèrent le court commentaire. Plus rarement, un auteur qui voulait évoquer tel point put demander au photographe s’il avait une image pour l’illustrer. À deux ou trois occasions, Alberto Campi, n’ayant pas la photographie en stock, réalisa le cliché sur commande.
Cette étude assume ainsi une approche par l’image, le texte lui étant second. Ce n’est pas qu’il faille particulièrement faire confiance aux images. Elles reflètent moins la réalité du monde photographié que la vision du photographe qui les a produites. Mais l’image n’est pas univoque : son sens dépend au moins autant de celui qui la regarde que de celui qui l’a composée. Ainsi chaque commentaire écrit par un géographe en regard d’une photographie lui donne un éclairage particulier et en suggère une interprétation. Pas nécessairement celle que le photographe avait en tête. Pas nécessairement non plus celle que le lecteur aurait spontanément proposée : libre à lui de faire de ces photographies et de ces textes la lecture qu’il veut…
Si le Brozoufland mérite notre attention, c’est qu’il nous fait comprendre des choses sur nous-mêmes. Avouons que les éléments de la géographie du Brozoufland que nous avons choisi de présenter sont ceux qui diffèrent le plus de ceux auxquels nous sommes habitués. Les particularités – pour ne pas dire les bizarreries, certaines à peine croyables – du Brozoufland questionnent nos normes, nos habitudes et nos certitudes. Et c’est en cela qu’elles nous intéressent : au fond, cette étude parle de nous. La géographie de l’ailleurs informe celle de l’ici.
Asthénie
L’immense liesse populaire que provoqua la proclamation de l’indépendance brozouflandaise fut suivie, quelques mois plus tard, d’une augmentation sans précédent de la natalité – dernier soubresaut obstétrique avant que le pays n’amorça définitivement sa transition démographique. Pour loger cette nouvelle population on projeta, à travers le pays et dans les abords de la capitale, l’érection rapide de grands ensembles d’habitations à loyers modérés. Il fallait construire vite, et pas cher.
Malgré les grandes richesses que le sort destina au Brozoufland, ces cités nouvelles tombèrent bien vite en décrépitude, et un grand nombre de leurs habitants furent diagnostiqués d’une forme d’asthénie sociale inconnue jusqu’alors.
Soucieux du bien-être de leurs compatriotes, les ingénieurs culturels du pays conclurent que la maussaderie des résidents était une conséquence directe et inéluctable de la morosité de leur environnement urbain. Il fut donc établi qu’il était nécessaire d’embellir les villes afin de redonner du cœur aux Brozouflandais les moins bien lotis. Pour citer l’une des plus célèbres philosophes-esthéticiennes du pays :
Si un beau tableau peut vous enchanter la plus morne des salles à manger, il n’y a pas de raison qu’une belle structure de bronze n’agisse pas de la même manière sur les places de nos villes. »
N’est-ce pas pour cela-même que l’on fait de l’art ?
Ainsi, dans les années 1980, on vit fleurir, dans les banlieues du Brozoufland, d’étonnantes installations aux formes oniriques, s’intégrant tant bien que mal dans leur environnement moderniste. Si le marasme des autochtones ne diminua pas, cela n’arrêta pas pour autant l’allant des ingénieux projeteurs. Aux mauvaises langues qui reprochaient à ces programmes de n’être que des emplâtres sur des jambes de bois, on rétorqua que les habitants n’avaient simplement pas été assez consultés ; il fallait les faire participer ! Depuis lors, il n’est pas rare, pour qui visite ces marges urbaines, d’apercevoir quelques Brozouflandais désœuvrés, construire là une mosaïque, peindre ici une murale, ou surveiller d’un œil las un musée précaire.
Au-delà
Les querelles religieuses ont tant pesé sur l’histoire du Brozoufland et de son ancienne métropole que la laïcité y est impérative. Ainsi, pour préserver la paix sociale jusque dans l’au-delà, une loi de 1878 interdit d’agrandir les cimetières confessionnels existants ou d’en créer de nouveaux.
Cette interdiction est bien acceptée par les communautés religieuses largement présentes au Brozoufland, auxquelles elle coûte finalement peu. Mais les communautés très minoritaires, pour lesquelles l’entre-soi constitue une condition de transmission de l’identité et qui sont l’objet d’une certaine méfiance, si ce n’est hostilité, s’accommodent moins facilement d’un cimetière pour tous. Et se sentent vite à l’étroit dans les cimetières confessionnels historiques situés en centre-ville.
Tirant parti de la proximité de Neugenf avec la frontière, une des communautés minoritaires de la ville a trouvé un moyen original de concilier ses aspirations avec la loi. Ses représentants firent en 1920 l’acquisition d’un terrain qui présentait la particularité de s’étendre de part et d’autre de la limite nationale, et y établirent le nouveau cimetière. Son entrée est sur le territoire brozouflandais, mais les tombes elles-mêmes sont dans le pays voisin, où les cimetières dits « particuliers » sont – Dieu merci ! – autorisés.
Comme le cimetière est entouré de murs, il ne permet pas vraiment de sortir du Brozoufland, si bien qu’il ne constitue pas à proprement parler un passage transfrontalier. La police et la douane n’ont guère de motifs de le surveiller. Il n’empêche qu’en théorie, il est nécessaire d’avoir un passeport sur soi pour se rendre sur les tombes, comme en avertit une affiche apposée à l’entrée du cimetière. Cette obligation vaut pour les « visiteurs » ; il n’est pas clair qu’elle s’applique aussi aux citoyens brozouflandais qui s’établissent dans les lieux plus définitivement. Leur faut-il un permis de séjour ?
Barrières
Submergées et laissées à l’abandon, les anciennes barrières frontalières du pays tombent actuellement en ruine. L’électrification des frontières et les nouvelles technologies de contrôle migratoire n’ont pas résisté au changement climatique, et à la hausse du niveau du lac.
Pays pacifique et à l’économie stable, le Brozoufland fut en effet longtemps une destination attractive pour les migrants. Comme de nombreux pays soumis à une immigration croissante, le gouvernement du pays chercha des solutions techniques à ce qui risquait de devenir un problème social et politique. Le Parlement étant très divisé sur la réponse à apporter aux nombreux passages de frontière non documentés, les mois passaient ; les familles arrivaient par dizaines. Afin de décourager ces flux, certains proposèrent des opérations de communication auprès des pays de départ : ils rédigèrent de belles brochures illustrées qui vantaient les mérites de pays voisins. Cela n’eût que peu d’effets.
Inspiré de différents modèles internationaux, le Parlement ordonna par la suite la construction de barrières fortifiées pour empêcher ces passages sur des portions croissantes des frontières du Brozoufland. Le pays se transforma progressivement, kilomètre après kilomètre, en forteresse. Gages de modernité, ces murs rendaient les élus fiers, fiers de faire profiter leurs citoyens des dernières technologies de surveillance. Ils étaient à vrai dire conseillés par des experts internationaux tout contents de développer ce nouveau marché.
Mais les citoyens, d’abord surpris par l’apparition insolite de ces portions de murs facilement contournés, ont commencé à leur trouver de nouveaux usages. De plus, la technologie pleine de promesses ne résista pas longtemps. La mousson embrumait les caméras ; les barbelés rouillaient ; la montée du niveau du lac rendait les murs caduques. Au fil des années, ces barrières pensées pour empêcher le passage devinrent autant de chemins surélevés permettant des déplacements facilités sur des portions de territoire autrefois abandonnés pendant de longs mois. Les murs s’étaient transformés en ponts.
Ligne blanche
Avec la colonisation, les autorités suisses se sont empressées de mettre en place un grand plan d’aménagement des espaces éducatifs visant à former le corps et l’esprit de la nouvelle nation. Bien conscients de l’importance d’un bâtiment fonctionnel capable d’accueillir une large population, et de contenir un public adolescent réputé tumultueux, les colons tracèrent dès 1875 un ensemble de lignes au sol indiquant l’emplacement idéal des écoles secondaires : ni trop près, ni trop loin des habitations.
Si des bâtiments clos et austères se multiplièrent pour accueillir cet âge critique, quelle ne fut pas la surprise de la métropole de constater qu’aucune enceinte n’avait été érigée, ni pour protéger la population civile pendant les pauses récréatives, ni pour sécuriser ces jeunes à l’âge de la prise de risque. En effet, un malentendu fit que les lignes tracées au sol furent simplement conservées en guise de périmètre.
Au Brozoufland, les adolescents restent d’un côté de la ligne pendant les pauses et ne la traversent que pour rentrer à la maison en fin de journée.
Les spécialistes se sont penché sur ce cas et ont constaté, statistiques à l’appui, que ces écoles sans murs n’ont occasionné aucune incivilité. Les faits de tuerie, si courants dans certains pays développés, sont inconnus au Brozoufland. L’école buissonnière a quant à elle diminué. On s’échine à comprendre ce phénomène et les hypothèses les plus folles circulent : la ligne blanche serait dissuasive car elle ressemblerait à l’éclair brozouflandais (qui fond sur ses victimes sans faire de zig-zag) ; le gène de la transgression serait absent chez les jeunes Brozouflandais ; celui de la conduite automobile serait par contre très marqué et nourrirait un respect illimité pour la ligne continue. Aucune n’a été à ce jour validée.
Sourire en coin, les élèves quant à eux se moquent bien des hypothèses émises. Ils ont trouvé dans cette ligne blanche le moyen de transformer le monde qui les entoure. Ils respectent la frontière absente afin de se jouer des frontières présentes, si nombreuses à s’élever autour d’eux, hautes et – en apparence – infranchissables.
Losenge
« L’hôtel de ville de Neugenf, capitale brozouflandaise, situé assez près du lac, est un de ces ravissants édifices-arlequins faits de pièces de tous les temps et de morceaux de tous les styles qu’on rencontre dans les anciennes communes qui se sont elles-mêmes construites – lois, mœurs et coutumes – de la même manière. Le mode de formation des édifices et de ces communes est curieux à étudier.
Il y a eu “agglomération” plutôt que “construction”, croissance successive, agrandissement capricieux, empiètement sur les voisinages ; rien n’a été fait d’après un plan régulier tracé d’avance ; tout s’est produit au fur et à mesure, selon les besoins surgissants. »
Si Torugo, célèbre auteur brozouflandais du XIXe siècle, inventait en ces mots la possibilité d’employer le terme arlequin en position d’adjectif, c’était sans compter la multiplication fractale de ces yeux du pouvoir au XXIe siècle, dispositifs de surveillance s’il en est, dans le bâti des villes brozouflandaises.
Les corps de police brozouflandais, affublés de costumes fait de pièces triangulaires de toutes couleurs, de masques noirs et de sabres de bois, sont familièrement réputés pour être composés d’hommes changeant fréquemment d’attitude, d’opinion. Ils se déplacent principalement sur le lac en arlequin, canot léger, monoplace, à fond plat, traditionnellement utilisé pour la chasse au gibier d’eau.
Le Brozoufland fait losanger le panoptique foucaldien, et la caméra qui vous regarde au premier plan n’est que la résurgence de son homonyme « losenge » : supercherie, mensonge, tromperie. Ce n’est pas le Brozoufland qui est scruté, c’est nous que l’on regarde regardant.
Tunnel à ciel ouvert
Brozoufland ! Pays de montagnes ! Du temps de la colonisation on comptait deux associations : le Club des versants montants (d’orientation politique plutôt verdâtre, dont les membres, comme son nom l’indique, se consacraient uniquement à la montée) et le Club montagnard de descente (d’orientation conservatrice, dont les membres ne faisaient que descendre les pentes). Le déséquilibre démographique – les sommets des montagnes occupés par des gens du bas ne sachant pas comment redescendre et les fonds des vallées remplis de gens d’en haut ne sachant plus comment remonter – a vite poussé les deux clubs à fusionner. C’était la Belle Époque.
Mais les temps ont changé et le pays s’est modernisé. Ses habitants essayent aujourd’hui de survivre aux déplacements agités d’un pays fortement urbanisé. Il a été nécessaire de creuser des tunnels afin de permettre la circulation horizontale qu’exige toute métropolisation qui se respecte.
Le gouvernement attache beaucoup d’importance à l’imaginaire national, nécessaire à la cohésion d’une population encore sensible à la division ethnique de ses origines : les héritiers des peuples des pentes montantes et ceux des peuples des pentes descendantes, qui avaient occupé ces contrées après la chute de l’Empire romain. Les tunnels empêchant de voir les montagnes, symboles fondateurs et fondamentaux du pays, le ministre responsable du Service national du territoire a demandé au Chef de l’Office de la territorialité de résoudre la dialectique entre la nécessité de circuler dans des tunnels et de voir le paysage.
La solution a été trouvée par le Chef de la territorialité nationale, le docteur Flugzeug von Teufelstein, grand voyageur et passionné d’Éthiopie. Il s’est inspiré des églises de Lalibela pour proposer le même concept : tout autour de l’emplacement prévu, creuser la montagne pour construire un tunnel à ciel ouvert. Cela a le double avantage de garantir la vision de ce paysage pétrifié et d’assurer la sécurité des voyageurs. La terre enlevée pour creuser autour des tunnels peut être amassée ailleurs pour construire d’autres montagnes et reproduire l’idéal national.
Bunker
Au Brozoufland, pays multiculturel et multiconfessionnel, la construction de l’identité s’est fondée sur un élément majeur : l’armée de milice. Les conscrits qui atteignent l’âge de 19 ans sont incorporés dans l’armée et commencent immédiatement leur école de recrues, d’une durée de 4 à 5 mois. Ils sont libérés du service militaire à 34 ans, après avoir accompli six cours de répétition de 19 jours.
Les troupes formant les différentes divisions de l’armée sont formées de recrues provenant des trois différentes régions dialectales. Lors de l’école de recrues et pendant les cours de répétitions les soldats sont souvent logés dans des structures souterraines.
Depuis quelques années, l’arrivée de migrants provenant de pays lointains a déstabilisé la société brozouflandaise. L’Europe post-deuxième guerre mondiale et post-chute du mur de Berlin avait pu croire à un monde sans guerres. Le Brozoufland, lui emboîtant le pas, a réformé à plusieurs reprises son armée et réduit ses effectifs. Les abris souterrains, délaissés par l’armée, sont désormais recyclés pour loger les nouveaux-arrivants. Si au départ les bunkers étaient utilisés pour y loger tous les déboutés de l’asile, c’est-à-dire les personnes dont le besoin de protection n’avait pas été reconnu par l’administration brozouflandaise, on y loge désormais certains requérants d’asile : les hommes seuls et en bonne santé, considérés comme étant moins vulnérables face au manque d’air et de lumière. À travers cette nouvelle affectation, le Brozoufland atteint un triple but :
– Réaffectation d’infrastructures. L’armée, qui a vu son effectif et son budget diminuer, a pu s’assurer une nouvelle source de revenus ;
– Incitation au départ volontaire. À travers un logement spartiate et étouffant, le Brozoufland entend dégoûter les déboutés pour les inciter à quitter le territoire de façon volontaire et diminuer d’autant le recours aux vols spéciaux ;
– Diminution de l’attractivité. Les Brozouflandais, convaincus de l’attractivité de leur pays, espèrent ainsi donner un signal aux réfugiés : le Brozoufland les « accueillera » oui, mais dans des bunkers. Mieux vaut choisir d’autres destinations.
Histoire à suivre...