Des sphères aplanies, plus ou moins déformées, plus ou moins écartelées... Certaines de ces cartes sont dites conformes car elles « conservent » les formes — les angles, en réalité — ce qui en fait des cartes très utiles pour tracer son chemin, surtout lorsqu’il est loxodromique. C’est le cas par exemple de la projection de Mercator, qui est un planisphère de marins du temps des Grandes découvertes : à cap constant, on trace une ligne droite.

Paradoxalement, ce n’est pas forcément la route la plus courte.

Mais ces cartes ont surtout l’inconvénient de ne pas être proportionnelles : le Groenland peut rivaliser en superficie avec le continent africain, pourtant quinze fois plus grand…
D’autres cartes sont dites équivalentes, parce qu’au contraire elles respectent les aires (en anglais equal-area). C’est le cas de l’emblématique projection de Peters, qui se proposait, au tournant des années 1970, de rétablir une certaine équité entre le Nord et le Sud – ce qui lui a valu d’être sélectionnée pour illustrer la couverture de l’édition française du rapport de la commission Brandt de 1980.
Ce sont les angles qui sont alors distordus et toutes les configurations malmenées. Troisième type de cartes, enfin, celles qui ne sont ni conformes ni équivalentes, qui n’appartiennent à aucune tribu, en un mot : aphylactiques. Ces planisphères cherchent à ménager les aires et les angles, au mieux, ou en moins pire. Leur structure est souvent complexe, en voici trois exemples :



En somme, la carte parfaite n’est qu’un rêve. Ces biais géographiques sont relativement bien connus, mais si j’évoque néanmoins l’aporie de la géométrie planisphérique, c’est d’abord pour l’accepter, et pour pouvoir ensuite, si possible, la dépasser, ou plus précisément la « contourner ».
Ma proposition, déjà ancienne puisqu’elle date de 2009, est assez simple : si nous ne pouvons pas représenter toute la surface du globe sur une feuille sans la déformer, représentons alors la Terre tel qu’elle se donne à voir, mais alors sous plusieurs angles, pour que tous les points soient visibles. Ce choix du globe s’impose pour plusieurs raisons :
- La mondialisation (globalization en anglais) est un processus de mise en relation de tous les lieux de la planète qui a abouti à la « mise en monde » de l’humanité et à la fabrication d’un espace global, sphérique et fini. La mondialisation et la planétarisation sont des aspects complémentaires d’une même dynamique.
« À ceux qui lisent, à ceux qui pensent. Élisée Reclus, L’homme et la terre. »Illusttration de František Kupka (1871-1957). Paris, Librairie universelle, 33 rue de Provence.Source : Bibliothèque Forney
Le Monde est là, dans sa globalité et dans sa planétarité, ce que tout planisphère risque de faire oublier.
- L’image du globe renvoie à la perception phénoménologique de l’espace mondial telle qu’elle se développe depuis quelques dizaines d’années. Même si on en trouve des représentations plus anciennes, comme sur le frontispice de L’homme et la Terre d’Élisée Reclus, dessiné par František Kupka, la conquête spatiale a permis, avec la photographie, de montrer « pour de vrai » la Terre. En 1968 la mission Apollo 8 a permis de mettre une première image sur cette formule : un « lever de Terre », celle-ci marbrée de bleu et de blanc, apparaissant à l’horizon de la surface lunaire, stérile, grise, criblée de cratères, le tout sur le fond immense et noir de l’espace intersidéral. En 1972, lors de la mission Apollo 17, une autre photo fut prise, inédite car la Terre y est entièrement éclairée et se voit dans sa globalité, telle une bille bleue, « a blue marble » selon l’expression des astronautes. La photo devint véritablement iconique d’une conscience non plus globale, mais planétaire. Depuis, l’image du globe terrestre est devenue omniprésente.

- Enfin, représenter la Terre en perspective impose de dessiner plusieurs globes, au moins deux, un pour chaque hémisphère. Mais lesquels ? L’hémisphère septentrional et l’hémisphère méridional ? Magellan avait une telle carte lorsqu’il entreprit de contourner par le sud ce continent nouveau qui barrait la route du Ponant aux marchands espagnols. Il n’en est resté qu’une moitié, conservée à la bibliothèque du musée de Topkapi, à Istanbul ; elle a été attribuée à Pedro Reinel et daterait probablement de 1519.

La projection azimutale polaire équidistante, dite « de Postel », avait l’intérêt notable de pouvoir saisir l’océan global. On la retrouve dans Le grand Insulaire et pilotage d’André Thévet en 1586.

Hémisphère occidental et hémisphère oriental ? C’était le choix d’un certain nombre de planisphères à partir de la fin du XVIIe siècle, où l’Ancien et le Nouveau Monde étaient représentés en deux hémisphères distincts, comme sur la double projection orthographique de Pierre Moullart-Sanson en 1697 ou encore la double projection stéréographique de Guillaume Delisle en 1720.


L’hémisphère terrestre et l’hémisphère océanique ? En 1753, Nicolas-Antoine Boulanger avait conçu une « Nouvelle mappemonde dédiée au progrès de nos connaissances ». La Terre y est inclinée de 45°, ce qui permet d’opposer deux hémisphères : un hémisphère maritime et un hémisphère terrestre.

Un siècle plus tard, on retrouve une cartographie similaire chez Élisée Reclus, en 1868.

de la vie du globe, Paris, Hachette, vol. 1, Les continents,1868.

Montrer le monde en une composition de plusieurs globes permet de présenter une pluralité de points de vue. Cela rend possible un relatif décentrement, ou du moins un polycentrisme alors même que le monde se révèle être de plus en plus multipolaire. La publication de l’Atlas des atlas par l’hebdomadaire Courrier international, en 2005, révélait ce besoin social de voir le Monde autrement.
Mais le grand moment de la cartographie globale est antérieur. Pendant la Seconde Guerre mondiale, aux États-Unis, de nombreux atlas et cartes ont été publiés afin de permettre au public de suivre le déroulement de la guerre. Dans ce contexte, le cartographe sans doute le plus intéressant est Richard E. Harrison, qui proposait une multiplicité de points de vue sur le conflit.

À cette étape de notre réflexion, plusieurs questions surgissent. Je me suis demandé quel était le choix le plus pertinent, et il m’a semblé que la projection orthographique était la mieux adaptée :

On pourrait opter pour une perspective subjective « réaliste » : regarder la Terre depuis un point de vue qu’on pourrait placer à telle ou telle altitude ; ici, arbitrairement, à 10 000 km d’altitude. En comparaison avec un projection orthographique, la déformation est plus importante et l’espace cartographié est moindre.
Inversement, on pourrait faire le choix d’une projection qui ne fasse pas illusion, comme la projection stéréographique de Delisle, ou une projection azimutale équivalente, mais tronquée, écrêtée à un seul hémisphère. L’intérêt serait double : le respect des surfaces et la représentation de la totalité de l’espace hémisphérique.

Mais ce n’est pas vraiment un globe. La projection orthographique apparaît comme une sorte de compromis. La déformation reste limitée et facilement compensée par le cerveau, car en quelque sorte « naturelle », contrairement à toute autre projection mathématique. Pour permettre cette compensation, il paraît d’ailleurs judicieux de signifier la globalité par un traitement graphique adéquat avec un dégradé jouant sur la lumière et l’ombre. Mais, pour compenser le fait qu’un globe représente moins de 50 % de la surface terrestre, il est nécessaire de cartographier non pas deux globes mais trois, au risque de dupliquer certaines surfaces, ce qui s’avère en fait être plus un avantage qu’un inconvénient.
Il reste alors à déterminer les points sur lesquels centrer ces projections. Deux structures majeures dans la configuration générale du globe ont conduit à un choix qui n’a rien d’absolu. La plus grande partie des terres émergées et habitées se situe dans l’hémisphère Nord, ce qui justifierait un certain angle pour permettre de mieux appréhender cette partie de la planète, au détriment de l’Antarctique. Trois axes Nord-Sud ont été mis en évidence par les géographes :
- le continent américain
- l’ensemble Europe-Afrique
- l’Asie-Australasie.
Le résultat empirique que j’ai retenu est une composition de trois globes centrés :
- 80°O/20°N
- 20°E/20°N
- 120°E/20°N.
Voici quelques cartes réalisées avec une projection tri-globale.
Les plus anciennes sont extraites d’un ensemble de cartes réalisées en 2009 dans le cadre de mon enseignement en lycée.

D’autres, plus récentes, ont servi à illustrer l’article « La ligne Nord-Sud, permanence d’un clivage ancien et durable publié en janvier 2024 sur le site de Géoconfluences :





Les deux cartes réalisées par Alexandre Nicolas proviennent d’un projet d’Atlas d’histoire globale, encore inabouti, à paraître chez Autrement.


L’approche par l’histoire globale, qui s’est développée depuis un quart de siècle, se caractérise à la fois par une vision globale, stricto sensu, c’est-à-dire du globe devenu Monde, et par un décentrement du regard, un « pas de côté » comme dirait Sanjay Subrahmanyam. Il n’existe pas d’équivalent en géographie, une géographie globale, alors même que les bases en étaient sans doute jetées dès les années 1940, voire avant, dans l’œuvre d’Élisée Reclus au XIXe siècle.
La projection tri-globale proposée ici n’est qu’un outil pour voir, montrer cet espace mondial, dans sa globalité mais en « polycentrisme relatif ». Ce n’est pas la carte rêvée, qui, à jamais, n’existe pas, mais une projection à faire tourner.