L’Allemagne nazie a imposé son pouvoir grâce à un design « vigoureux et puissant » : des uniformes impeccables signés Hugo Boss, des véhicules tonitruants fabriqués par Mercedes et BMW, et une architecture massive, monumentale conçue pour que le commun des mortels se sente tout petit.
Leur utilisation du design s’étendait-elle à l’infographie ? Bon nombre des meilleurs graphistes allemands avaient fui le pays : Otto Neurath, par exemple, inventeur de l’Isotype (International System Of Typographic Picture Education) — une méthode de transformation des statistiques en représentation visuelle — a atterri à Londres en compagnie de Marie Reidemeister après un détour par la Moscou où il participe à la création de l’institut "Izostat" (1931-1934). Des vétérans du Bauhaus comme Herbert Bayer se sont exilés aux États-Unis, où ils ont trouvé de nouvelles opportunités.
Les nazis n’avaient donc pas « toutes les cartes » en main, mais ils ont considéré que la graphique, c’est-à-dire la représentation visuelle de l’information, était sans doute une arme trop puissante pour qu’ils y renoncent. Comme les autres grandes puissances, ils ont produit une « propagande statistique » riche en images.


Le dégoût que nous inspire les horreurs de l’histoire peut nous faire oublier les abus dans l’usage des graphiques statistiques. L’attention s’est récemment portée sur la propagande socialiste, en particulier les atlas statistiques soviétiques, et manquons d’une analyse critique des efforts menés en parallèle par les pouvoirs d’extrême droite [1]. Nous présentons ici une sélection de représentations visuelles de données fabriquées par la propagande nazie, et publiées dans le magazine Signal.
Comme nous, vous les trouverez peut-être créatives, imaginatives, voire attrayantes... C’est leur rôle : attirer et retenir l’attention tout en déformant votre vision du monde. À nous d’être vigilant
es pour détecter les manipulations.

Le magazine Signal, publié de 1940 à 1944, était un outil de propagande de l’Allemagne nazie, publié sous la supervision étroite du ministère de la Propagande de la Wehrmacht. Il paraissait environ toutes les deux semaines et était distribué en 26 langues, dont l’allemand, l’anglais, l’iranien, le grec et le hongrois. Signal n’était pas disponible dans le commerce sous le Troisième Reich. Il fut rapidement interdit aux États-Unis et en Angleterre.
Le magazine était une idée originale du colonel Hasso von Wedel, chef des troupes de propagande de la Wehrmacht. Son apparence s’inspirait du magazine américain Life. Son contenu était fortement influencé par Paul Karl Schmidt, attaché de presse du ministère des Affaires étrangères, dont la spécialité était la « question juive », c’est-à-dire le débat sur le statut et le traitement des Juifs européens.
Étonnamment, Signal ne contient pratiquement aucun contenu antisémite, peut-être parce qu’il ne voulait pas offenser l’intelligentsia des pays visés. Au contraire, il préférait présenter l’Allemagne sous un jour extrêmement amical, bienveillant, pacifique, presque libéral.
Le magazine était principalement destiné aux citoyen
nes des pays de l’Axe, à la population des territoires occupés par l’Allemagne et aux partis des pays de l’Entente qui sympathisaient avec l’idéologie nazie. Ses articles et ses photos proclamaient la grandeur de l’Allemagne, la paix d’une Europe unifiée par les Allemands, l’héroïsme de la Wehrmacht et l’enthousiasme de la population « libérée » par l’Allemagne.Ces thèmes étaient entremêlés d’articles sur le mode de vie moderne des femmes, la mode, les voitures, la science populaire, le modèle familial idéal et un mode de vie sportif. En tournant les pages, on découvrait des soldats à la mâchoire carrée, de belles jeunes femmes et de nombreux bébés mignon
nes vivant dans une harmonie utopique réservée aux Blanc hes : en somme, le rêve fasciste. Le magazine Life lui-même écrivait que Signal était un « formidable arsenal de propagande de l’Axe ».
À droite, « La défense de l’hémisphère occidental ? » Les États-Unis veulent l’Europe. La carte vise à montrer que l’Angleterre et les États-Unis, tous deux en difficulté, se disputent des bases militaires à établir en Europe et en Afrique. Les deux cartes sont imprimées au recto et au verso de la même feuille.


Le premier numéro, paru en avril 1940, n’avait été tiré qu’à 136 000 exemplaires, mais à la mi-1942, sa diffusion mondiale atteignait près de 2,5 millions d’exemplaires. Comparé à d’autres magazines de l’époque, le coût de production de Signal était énorme, s’élevant à plus de 20 millions de Reichsmarks allemands par an en 1943. Convertie en dollars américains de l’époque, cette somme aurait pu couvrir l’achat de centaines de chars Sherman.
Dans toute la littérature anglaise et allemande consacrée à la revue Signal (voir nos notes à la fin), personne vraiment ne s’est attardé sur les cartes, les diagrammes et les graphiques. Pourtant, leur qualité graphique rappelle les magazines contemporains Life et Fortune. Certaines cartes font penser à celles de Richard Edes Harrison. Les lignes rouges et noires simples de nombreuses cartes rappellent les approches des cartographes militants de la gauche communiste radicale de l’époque, notamment le Hongrois Sándor « Alexander » Radó, le Britannique J.F. Horrabin et la Polonaise Marthe Rajchman. On peut même voir l’influence d’Herbert Bayer.



Les salaires représentaient environ la moitié de son budget. Signal employait des journalistes, des experts, des analystes, des photographes et des graphistes de renom. L’un des styles graphiques les plus caractéristiques était celui de l’artiste aux initiales HR, parfois appelé R. Heinisch dans le texte. Il s’agit probablement de Rudolf Heinisch, un graphiste et peintre expressionniste interdit par les nazis pour « art dégénéré ». On sait qu’il a travaillé comme illustrateur pour l’éditeur Ullstein Verlag après 1933. Ses cartes et infographies mériteraient une étude à part.
Les cartes vues à vol d’oiseau et les graphiques informatifs du peintre et graphiste Karl Friedrich Brust sont également remarquables. Hans Kossatz, Helmuth Ellgaard, Hans Liska, Walter Goetschke et Leo von Malachowski ont également apporté une contribution importante au graphisme de Signal. Pour beaucoup de ces artistes, leur seul moyen de survie dans l’Allemagne nazie était de signer avec des éditeurs et de servir en partie la propagande nazie. Outre Signal, leurs œuvres sont également présentes dans d’autres publications du Deutscher Verlag, telles que la Berliner Illustrierte Zeitung et Das Reich.
Le dernier numéro de Signal, 1944 n°11, a été publié alors que les forces alliées commençaient à combattre en Allemagne.
Notes et références
- Toutes les illustrations de cet article proviennent de l’édition française de Signal, consultable sur le site [Gallica-https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t521326716/] de la BnF.
- S.L. Mayer, The Best of Signal, Hitler’s Wartime Picture Magazine, New York, Gallery Books, 1984.
- Rainer Rutz, Signal : Eine deutsche Auslandsillustrierte als Propagandainstrument im Zweiten Weltkrieg, Essen, Klartext Verlag, 2007.
- Jeremy Harwood, Hitler’s War. World War II as Portrayed by Signal, the International Nazi Propaganda Magazine, Minneapolis, Zenith Press, 2014.
- Jason Forrest, Data Visualization in the Age of Communism, Nightingale, 2019.