Cinq cent ans d’histoire du monde
en en cinq actes et un entracte

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15 février 2016

 

Si l’on pense le monde comme un grand théâtre et que la carte représente ce monde, il nous faut alors reconnaître qu’elle met le monde en scène. Et c’est bien la ou le cartographe qui va structurer et coordonner la scénographie, avec des actrices et des acteurs principaux et secondaires, des décors sur plusieurs plans, des accessoires, des mouvements et une dynamique d’un bout à l’autre de la scène.

Le geste cartographique, l’acte de création de la carte, est un processus complexe qui met en œuvres de multiples actions à penser de manière plus ou moins simultanées, et qui actionne aussi notre capacité à percevoir le réel et en faisant intervenir notre imaginaire prolifique pour offrir au public notre interprétation du monde.

Nous vous invitons donc à une représentation théâtrale qui retrace l’histoire du monde en cinq actes et un entracte, spectacle qui nous emmènera aussi dans un monde de formes, de mouvements et de couleurs.

 

par Philippe Rekacewicz

 

Nous percevons le monde, l’espace, selon ce que nous sommes : selon nos valeurs, notre sensibilité, nos connaissances, l’étendue de notre savoir (qui est infime). Chacune et chacun en a sa propre perception, et donc sa propre interprétation et sa propre manière de le retranscrire.

Les géographes proposent leurs conceptions du fonctionnement des sociétés toujours sur le mode de la « théâtralisation » puisqu’elle mobilise autant leur perception du réel que leur imaginaire. Ils en assurent la mise en scène, jouent avec les décors en perspectives et en plans, commandent les actrices et les acteurs, les seconds rôles, les figurantes et les figurants, règlent les déplacements des personnages, prévoient les éclairages, les zones d’ombre, les alcôves, les accessoires, les coulisses. La carte est donc la scène où se rencontrent le réel et l’imaginaire. deux dimensions qui portent des projets contraires, qui se répondent et construisent par leur dialogue la trame narrative de l’histoire.

La forme théâtrale permet d’articuler les deux dimensions spatiales et temporelles, elle condense tout, le temps, les distances, et permet de présenter au public une immense histoire en un tout petit format.
C’est ce qu’illustre le projet cartographique « La carte spectacle : Cinq cent ans d’Histoire du monde en en cinq actes et un entracte », présenté en un pentaptyque, une collection d’images temporellement liées entre elles, qui déroulent les tressaillement historiques de ces cinq derniers siècles.

Pour mettre en scène cette comédie, j’ai voulu m’émanciper des modes de représentation classiques pour transformer les formes continentales vraisemblables en objets graphiques, abstraits mais évocateurs. Cette écriture cartographique particulière s’inscrit dans le prolongement des chemins ouverts par Roger Brunet lorsqu’il a conceptualisé les formes de représentation chorématique dans les années 1980 (Les chorêmes sont des images schématiques montrant la façon dont s’organisent et interagissent les objets géographiques dans l’espace). La figuration de ces objets géographiques dans leur expression graphique la plus simple et la plus minimaliste permet, comme au théâtre, d’en saisir plus directement les caractères et le jeu [1].

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Tessa Flanagan, Récentes expériences de voyages, 2019.
Esquisse d’une carte sensible finalisée lors d’un atelier de cartographie radicale au département d’art et d’architecture de l’université de Princeton. Dans cette représentation sensible des divers voyages de l’artiste, la géographie n’est que suggérée en formes abstraites et en mouvement dans une harmonie de couleurs, de continuités et de ruptures, et de superpositions.

J’ai voulu montrer que, pour produire des cartes thématiques en histoire ou en géographie, nous pouvons nous émanciper des fonds de cartes et des formes géographiques réelles des pays ou des continents. Ce serait peut-être « bien », ou « mieux », mais l’expérience montre qu’en allégeant le dessin, en supprimant un peu de ce « bruit graphique », on risque de mieux voir et mieux comprendre le déroulement et les les interactions entre les événements, objets de notre étude.

J’ai procédé ici à ce qu’on pourrait appeler un « détournement cartographique » où la carte se transforme en un objet « suggestif » qui représente le réel, mais dans une forme d’expression schématique. Une simple évocation symbolique du territoire, des continents, est suffisante pour transmettre le ou les messages à destination des utilisatrices et utilisateurs. C’est une immersion dans l’abstraction puisque l’image ne contient pas la moindre figure géographique : les continents sont symbolisés par des formes géométriques évocatrices (des carrés, des ovales, des rectangles allongés) qui ne font que rappeler, par une vague analogie, leur forme réelle.

Ce dispositif graphique, suffit-il à représenter efficacement – et à faire comprendre – le fonctionnement du monde et sa nature systémique ? Roger Brunet, en son temps a été littéralement fusillé sur l’hôtel de la géographie et de la cartographie conventionnelle, en particulier par le géographe Yves Lacoste qui s’est fendu d’un Hérodote de 230 pages en 1995 [2], pour dénoncer d’une manière assez brutale, injuste et pauvrement argumentée, ce qui était pourtant une véritable révolution pour la géographie et l’expression graphique. L’abstraction dans les formes d’expressions cartographiques, en ce qu’elle permet un regard simplifié et synthétique sur des objets souvent très complexe, offre un champs de recherche très riche pour celles et ceux qui cherchent et expérimentent de nouvelles écritures cartographiques.

Je dois à Paul Bairoch et son œuvre monumentale, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours [3], en trois volumes et quelques 2800 pages, ainsi qu’aux échanges avec Philip Golub, professeur de sciences politique et de relations internationales à l’université américaine de Paris, l’essentiel des informations, des données et des grands mouvements qui m’ont permis de fabriquer cette série.

L’auteur montre comment tous les ressorts de la révolution
industrielle qui a permis la croissance des pays industrialisés a favorisé l’appauvrissement pour ne pas dire le pillage des deux tiers de l’humanité et engendré l’émergence du sous-développement.

Cinq siècles de l’histoire du monde
en cinq actes et un entracte acte

ACTE PREMIER : 1600-1800

Le rideau s’ouvre sur le monde aux XVIIe et XVIIIe siècles. La colonisation du monde a commencé : Anglais, Français, Hollandais, Espagnols et Portugais sont déjà en Amérique du nord et du sud, Sur les côtes africaines, indiennes et sud-est asiatiques.

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Les puissances coloniales européennes prennent pieds dans un monde qui fonctionne en une sorte de système bipolaire structuré en deux zones principales d’échanges : une zone atlantique où commence la traite des esclaves, ainsi que le commerce de l’or, de l’argent, du bois, du café et du cacao. En Orient, dans la zone asiatique, c’est plutôt le thé et les épices, le mobilier et la porcelaine, les tissus et les vêtement. Dans le rôle charnière de l’intermédiaire, du croisement mondial, on retrouve l’Empire ottoman, dont le lent et inexorable déclin s’amorce déjà à la fin de ce premier acte premier acte.

DEUXIÈME ACTE

Les lumières des projecteurs se rallument alors sur un XIXe siècle qui révèle un monde bouleversé, dans lequel les impérialismes européens, puis la puissance américaine, vont établir leurs empires coloniaux.

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En un peu plus d’un siècle, elles vont prendre possession du monde et lui imposer un monopole. Les quelques nations restées indépendantes vivent en réalité sous tutelle ou sous forte influence des puissances coloniales, jouissant au mieux d’une souveraineté limitée. Le démantèlement de l’empire chinois se poursuit. Cet acte funeste se referme sur un monde quasi monopolisé.

TROISIÈME ACTE

C’est le monde de l’entre-deux-guerres. Le rideau s’ouvre sur un monde meurtri, un champ de ruines et un désastre humain : celui des dizaines de millions de morts de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile russe.

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Les empires coloniaux se stabilisent et se renforcent, mais un événement exceptionnel survient, après un siècle de rouleau compresseur colonial : avec la révolution d’Octobre en Russie intervient la première « morsure », le premier accroc dans le monopole mondial – la naissance de l’URSS. Un empire apparaît alors qu’un autre disparaît – l’Empire ottoman –, qui avait dominé l’espace méditerranéen pendant des siècles.

C’EST LE MOMENT DE L’ENTRACTE

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À la veille de la Seconde guerre mondiale, la moitié de la population mondiale est colonisée.
Source : Paul Bairoch, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Folio-Gallimard, Paris, 1997.

Un petit graphique apparaît sur scène et rappelle qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la moitié de la population du monde vivait sous le joug colonial… Cette visualisation, par sa forme simple, préfigure le monde d’aujourd’hui. Comment comprendre la géopolitique, la géographie du développement et la mondialisation des échanges du monde contemporain si l’on oublie que l’humanité, encore colonisée il y a un demi-siècle (la moitié de la population mondiale), souffre toujours aujourd’hui du traumatisme de la colonisation ? Elle reste encore une fracture, une blessure profonde.

Acte IV

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La scène s’ouvre – comme au XVIIIe siècle – sur un monde à nouveau bipolaire, comme dans un mouvement cyclique, lequel fonctionne avec deux systèmes politico-économiques antagonistes. La « morsure » s’est faite beaucoup plus profonde et le communisme progresse, en particulier en Asie. Les deux ensembles de puissances se partagent des zones d’influence en Amérique du Sud, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie.

Acte V

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La chute du communisme en Europe de l’Est, puis l’implosion de l’Union soviétique entraînent un profond changement du paysage géopolitique. Pendant les quelques années qui suivent ces bouleversements, nous vivons dans l’illusion d’un monde monopolistique (ou monocentrique) dominé hégémoniquement par les États-Unis. Les autres puissances traditionnelles se maintiennent, mais elles entrent en stagnation, alors qu’une multitude d’États émergent et deviennent des acteurs économiques « qui comptent ». Les concurrences sont sans doute plus affûtées. Le monde entre ainsi dans l’ère multipolaire (ou polycentrique), où les pays dits en voie de développement vont réussir, les uns après les autres, à dire «  non  » aux diktats qu’essaient de leur imposer les puissances traditionnelles via les agences multilatérales…