Pixel prison

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29 octobre 2025

 

Les espaces carcéraux ont longtemps échappé aux études géographiques, qui se sont beaucoup plus intéressées à leur répartition qu’à leurs spatialités internes. Ce projet s’inscrit dans une approche élargie de la cartographie appréhendée à travers le prisme des arts visuels : non plus comme outil de représentation ou d’analyse, mais comme expérience sensible, critique et narrative des espaces.

Texte et photos : Richard Pereira de Moura, géographe

 

Coordination éditoriale : Philippe Rekacewicz
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Camouflage UCP (Universal Camouflage Pattern)

Si la géographie est l’étude des espaces habités, la prison en est à l’évidence un terrain d’exploration privilégié. Quiconque expérimente la détention — qu’il s’agisse du détenu, du visiteur, du fonctionnaire ou, dans mon cas, de l’artiste intervenant en détention — ne peut ignorer, à des degrés évidemment divers, le poids de l’espace architectural et géographique sur le corps et l’imaginaire.

Intéressé depuis longtemps par l’histoire des motifs du camouflage, j’ai été frappé de constater qu’à l’heure où tout semble visible presque instantanément, les vues aériennes en France présentent les établissements pénitentiaires sous la forme d’un motif de pixels rappelant certains patterns militaires — en particulier ceux dits digital, fractal ou disruptive camo. Sous couvert de protection et de sécurisation, le pixel traduit une véritable politique du regard où il ne s’agit pas tant d’invisibiliser que de brouiller ce qui peut être observé. Au fond, le pixel met à nu ce que toute carte opère déjà : un tri du visible, une mise en ordre du monde sous l’autorité d’un regard. Chaque pixel devient ainsi un fragment de visibilité circonscrite, qui ne supprime ni la matérialité ni la colorimétrie du territoire qui se trouve dessous, mais agit comme un voile du pouvoir.

À la fois étonné et séduit visuellement par ces pixels, j’ai alors entrepris de cataloguer tous les lieux d’enfermement à partir des vues aériennes du Géoportail (maison d’arrêt, centre de détention, centre pénitentiaire, centre de semi-liberté, centre de rétention administrative) [1]. De ce catalogue résulte une mosaïque de 198 images au format carré qui donnent à voir, au centre de l’image, les espaces d’enfermement métropolitains et ultra marins représentés à l’échelle 1:4000.

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© Géoportail / IGN / Données disponibles sur https://www.geoportail.gouv.fr

Partant de cette dissimulation tout aussi vaine que dérisoire parce que facilement contournable avec les outils de la cartographie et de l’imagerie satellitaire, j’ai eu envie de savoir quelles géographies pouvaient se dessiner derrière chacun de ces pixels. La dissimulation est une technique de domination politique comme le rappelle l’adage « Qui ne sait dissimuler ne sait pas régner ». Mais elle a son revers : dissimuler les sites que l’État français considère comme sensibles, au sein d’un système de visualisation géographique où tout est vu, revient par boomerang à montrer ce que l’on ne veut pas montrer. C’est dans cette brèche que je me suis inscrit.

J’ai alors réalisé plusieurs ateliers de vidéo-cartographies dans deux centres pénitentiaires (Longuenesse et Beauvais) pour croiser la manière dont pouvait s’articuler la relation du corps et des espaces occupés [2]. Là où la vue aérienne masque, la vidéo-cartographie cherche à dévoiler les gestes, les voix, les imaginaires de ceux qui habitent ces lieux localisés à l’ombre de la représentation.

 
Toutes les vidéos de ce projet sont visibles sur le site « Cartographies carcérales ».

Ce projet devient alors une « contre-cartographie », qui donne à voir non seulement l’architecture des lieux de privation de liberté, mais également la spatialité vécue et ressentie par les personnes détenues.

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Ces intuitions me sont apparues avec d’autant plus de force qu’une personne contribuant aux ateliers les a clairement formulées lors d’une séance. Réfléchissant ensemble à ce qui pourrait être exprimé, montré et cartographié, cette personne me faisait part de l’obstruction de son horizon par la maille serrée du caillebotis fixé à la fenêtre. Il me disait souhaiter se servir de la structure de cette maille pour décrire l’univers carcéral, un horizon, son horizon, cadenassé par la trame du caillebotis, des murs, des barbelés, des miradors.

Il faisait alors référence, et ce sont quasiment ses mots, au quadrillage établi par les peintres de la Renaissance sur la toile pour fixer la perspective et enfermer le sujet dans la représentation. En l’écoutant, me sont revenus bien évidemment les textes de Michel Foucault sur les technologies de gouvernement [3] que j’avais relu pour penser et formaliser cette création, mais aussi les idées d’Ewin Panofsky que j’avais parcouru il y a longtemps dans des études sur le paysage et dont m’était restée à l’esprit l’idée que la perspective n’est jamais neutre, mais qu’elle discipline une certaine vision du monde selon un ordre spatial et social donné [4].

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C’est bien de cela dont il s’agit. Car ma présence dans ces lieux est elle-même contrainte par le poids de l’ordre spatial et social de la prison. Plusieurs fois, je me suis demandé ce que je faisais là, ce que je venais y chercher, hésitant même à l’issue de la première visite, à renoncer, par refus de me laisser bercer dans une forme de romantisme malvenu voire malsain. Mais j’y suis retourné, par respect de l’engagement et parce que je pensais avoir des choses à explorer.

J’ai transmis ma carte d’identité, mon extrait de casier judiciaire, les références de ma caméra, des cartes SD, de mon enregistreur, du micro, de mon ordinateur, des batteries. J’ai laissé mon téléphone dans le casier du SAS d’entrée et passé mon matériel sous le scan à rayon X. J’ai franchi le scan de sûreté, une succession de grilles, portes et tourniquets. J’ai été saisi par les bruits ambiants, le clac de chacun de mes franchissements. J’ai observé les caméras m’observant les observer jusqu’à ce que l’agent décide d’actionner l’ouverture des portes. Et je suis arrivé dans la salle de l’atelier où je me suis installé avec une dizaine de détenus.

Les ateliers se sont déroulés selon le même procédé. Après un échange collectif assez libre autour des mots de l’espace carcéral, chaque personne explore individuellement quelques pistes, par le dessin ou par le texte selon les envies et facilités de chacun. Certains détenus sont sur la retenue, d’autres s’amusent de mon ignorance. D’autres encore me font remarquer qu’il est cocasse de proposer un atelier de conception de plans d’évasion en détention. Les agents des Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation qui accompagnaient ce projet m’avaient alerté précisément sur cette question, et craignaient que l’administration pénitentiaire refuse catégoriquement pour cette raison.

Et finalement, non.

Nous travaillons ensemble sur plusieurs séances, le temps de fixer les dessins, les cartographies et les textes, le temps aussi d’être en confiance, puis de tourner les images.

Dans ces vidéos, les détenus esquissent des cartes de ce qui les entoure, corporellement ou mentalement. Les dessins sont enregistrés à la caméra, de même que les récits qui animent ces géographies narratives. À l’écran, rien qu’une feuille de papier millimétré, et des mains qui dessinent des traits, des points, des lignes, des formes, etc. La trace est exécutée au feutre ultraviolet et devient invisible une fois l’opération terminée.

Au-dessus, une voix qui, reliant la bouche à la main et à la trace, se fait le témoin d’une expérience spatiale en train de se vivre, en train de se dire.

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La carte dessinée ne peut qu’être juste, même si elle n’est faite que d’un trait. Elle peut être technique, abstraite, documentaire, enfantine, peu importe au fond. Le récit comme la carte indiquent des chemins, des ouvertures, des proximités, des sensations, des ralentissements, des mouvements, des sons, des ruptures, des souvenirs, des tactiques, etc. Bref, si la prison est un espace au sens entier du terme, elle est également une contrainte d’espace, une contrainte par l’espace dont la grille est le canevas. Elle est en cela affaire de géographie ; une géographie que ces quelques vidéos tentent de retranscrire.

Lors d’un autre atelier, un détenu m’a fait une remarque. Je la cite de mémoire :

J’en ai rien à foutre de cette proposition, si mon corps est enfermé ici, mon esprit est ailleurs, sur l’île que j’ai dû quitter quand j’étais enfant et où je retournerai une fois ma peine achevée. »

J’ai pensé à ce lien étrange entre l’espace clos de l’île, source pour lui de liberté, et l’espace clos de la cellule, source d’enfermement. Si cette personne s’est d’abord montrée tout à fait rétive à cette proposition, j’ai néanmoins vu dans son refus le cœur même du dispositif : utiliser la géographie comme vecteur d’expression de soi, mettant en relation les espaces de référence qui nous habitent toutes et tous : celui du dedans et du dehors, celui de l’ici et de l’ailleurs, celui que l’on habite ou que l’on imagine, celui qui nous rassure ou nous menace, celui où l’on se trouve et celui où l’on voudrait être, etc.

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Camouflage NWU (Navy Working Uniform)

Ce projet demeure toujours ouvert tant que chacun des pixels ne sera pas dévoilé. Il est animé par une tentative sans doute obsessionnelle chez moi, mais qui tient lieu d’acte artistique et sans doute politique : disposer d’une fresque de vidéo-cartographies selon un protocole identique qui, mises bout à bout, tenteraient de dire quelque chose de ce qu’est l’expérience carcérale, non pas tant pour la dénoncer, la prévenir ou la réinventer, mais simplement pour l’observer, la lire, l’entendre, l’épuiser.

Rudimentaire dans sa forme, ce projet me semble répondre au fait que la prison est un espace qui attire autant qu’il rebute, un espace que l’on ne connaît pas, un espace que l’on dissimule autant qu’on le fantasme, un espace que l’on quitte, qu’on n’oublie pas, où l’on revient parfois, un espace qui suscite de nombreuses interrogations, idées préconçues ou avis contrastés, mais sans véritablement faire l’objet d’un débat de société, sinon sous des aspects purement sécuritaires.

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Ce projet a donné lieu à une première présentation sous la forme d’une installation vidéo interactive (Vidéo UHD, 29mn 28s). Cette installation prend la forme d’une cabine de projection au format 3 × 4 × 2,4 mètres dans laquelle les personnes qui la visitent sont invitées à pénétrer. Face à eux, un trackball rouge et un écran multiple de 16 vidéos à manipuler. Par ce dispositif, la ou le visiteur est placée dans la position de l’opérateur d’un quelconque centre de supervision urbaine qui voudrait que tout soit vu par le pouvoir, enfermant résolument nos imaginaires politiques sous l’unique régime du contrôle sécuritaire. Face à cette extension des technologies de gouvernement, les gestes et les voix des détenus viennent fissurer la logique du contrôle total, ils redonnent au dissimulé une part d’humanité, au silence, une forme de parole.

↬ Richard Pereira de Moura

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