Des Antigone modernes : comment le deuil transforme les Mères en détectives sauvages

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26 octobre 2025

 

« Ce n’est pas parce qu’un geste naît de l’amour qu’il est apolitique. Au contraire, parce qu’il naît de l’amour, il est irréductible, et à même de trouver des conditions de persistance ou de continuité du politique. » Iran, Turquie, Argentine... dans de nombreux pays, les Mères endeuillées demandent justice mais surtout d’obtenir la vérité. Elles construisent des contre-archives qui s’opposent à la version officielle des autorités. Dans son nouveau livre Résistances affectives, Chowra Makaremi s’attache à montrer que la perte d’un être cher a pu être pour les femmes un moteur d’engagement en politique, allant parfois jusqu’à défier l’État.

Par Chowra Makaremi

Anthropologue et chercheuse au CNRS.
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Ce texte est un extrait de Résistances affectives, le nouvel ouvrage de la chercheuse Chowra Makaremi, publié à La Découverte. en 2025.
Il reprend la majeure partie du chapitre 6, « Cordes », sur le deuil comme moteur d’engagement politique pour les femmes, et plus particulièrement les mères.

En Argentine, les « Mères de la place de Mai » se tiennent, semaine après semaine, devant la Casa Rosada, le siège du pouvoir exécutif, à Buenos‑Aires, depuis 1977, brandissant les photos de leurs enfants disparus, kidnappés par la dictature militaire. Elles portent un foulard blanc, cousu à la main, brodé au nom de leur enfant. Elles marchent en rond sur la place, refusent la disparition, nomment et montrent publiquement celles et ceux dont le pouvoir a longtemps nié l’existence – leurs enfants. Leur geste a constitué l’un des actes de désobéissance les plus radicaux lors de la dictature civile et militaire de 1976 à 1983 [1].

Le langage de contestation qu’elles ont inventé, en se réappropriant publiquement et collectivement celui du deuil maternel, a joué un rôle central dans la production d’une contre‑mémoire de la violence en Argentine, sous le régime des généraux et après le changement de pouvoir. Les Mères ont transformé la grammaire du deuil en une archive vivante, en refusant de s’en remettre aux instances judiciaires du pouvoir argentin, et en revendiquant, à travers leur insistance, un autre droit : celui de savoir et de raconter. Elles continuent encore, dans leurs manifestations hebdomadaires, à soutenir les luttes contemporaines qui entrent en résonance avec les combats de leurs enfants disparus il y a près d’un demi‑siècle.

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Michèle Lepeer (1954-) : « Les mères de la Place de Mai »
Source : Alice Verstraeten, La caresse de l’art et les « Mères de la Place de Mai », Amerika, 8 | 2013

Nous n’oublions pas et ne pardonnons pas

En Iran, les « Mères de Khavaran » – dont les enfants furent exécutés ou massacrés au cours des années 1980 – se rendent encore aujourd’hui dans ce cimetière non officiel, situé à la périphérie de Téhéran, où l’État a tenté de faire disparaître les corps. Leur présence est hautement surveillée, mais elles reviennent et transforment, une fois par an, leur recueillement en manifestation politique contre l’État. Les témoignages rapportent que, après le massacre des prisonniers politiques en 1988, les Mères ont creusé la terre à Khavaran, à la recherche des corps ensevelis de leurs proches. Elles déchiraient des morceaux de vêtements et les montraient aux familles, en espérant identifier, d’après leurs habits, les morts désormais méconnaissables, car ensevelis depuis trop longtemps [2].

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Les mères de Khavaran (DR)
Source : Justice for Iran

Elles repéraient, en scrutant les moindres indices d’un sol récemment remué, l’emplacement des sépultures, qu’elles marquaient sur le terrain aride à l’aide de pierres, de coquillages, ou d’un vase en terre cuite posé à l’envers. Un répertoire de gestes très concrets, immensément subversifs, par lesquels les Mères sont devenues les gardiennes d’une vérité que l’État iranien tente encore de recouvrir. Leur parcours incarne une évolution décisive dans les formes de résistance politique nées du deuil. Ce qui commence, dans les années 1980, comme une quête de vérité – retrouver les corps, comprendre ce qui est arrivé, marquer l’existence d’une sépulture – se transforme, au fil des décennies, en une exigence explicite de justice. Les Mères racontent, désignent, dénoncent, écrivent des lettres à la mairie de Téhéran [3], au bureau du Premier ministre. Elles reprennent cette formule désormais transnationale : « Nous n’oublions pas et ne pardonnons pas. »

La version française, « Ni oubli ni pardon », a le mérite d’être percutante, mais elle omet ce « nous » qui se constitue dans le refus. La résistance n’est pas uniquement négative, elle produit aussi quelque chose – un mouvement et un sujet : un « nous ». D’abord silencieuse, intime, fragmentaire, cette résistance devient publique en même temps qu’elle se transmet d’une génération de Mères à l’autre [4]. Des « Mères de Khavaran » aux « Mères du parc Laleh » en 2009, des « Mères pour la paix » aux « Mères en deuil » en 2019, puis aux « Mères en quête de justice » aujourd’hui : chaque cycle de soulèvements et chaque génération de mères de manifestants tués ont réactivé, repris et déplacé les gestes et les symboles de celles qui les ont précédées. Cette filiation ne passe pas tant par des structures militantes ou des doctrines que par des affects, des formes, des présences : tenir une photo, se réunir autour d’une tombe, poser une question.

Là où les partis ont été dissous, les archives confisquées, les utopies écrasées, ce sont les corps endeuillés des mères, leurs voix, leurs gestes – creuser, fleurir, chanter – qui font persister l’altérité politique de leurs enfants : précisément ce que le pouvoir voulait anéantir en les faisant disparaître. Ces lieux de deuil que sont les fosses communes et les cimetières deviennent les lieux d’exil d’une radicalité contestataire qui ne peut pas exister dans l’espace public. En les occupant, les mères font plus que rappeler un crime : elles incarnent, dans une généalogie et une transmission inversées (des enfants aux parents), une continuité politique que l’État a tenté d’effacer, par la suppression des vies mais aussi des dépouilles. Ce qui empêche cette disparition d’être complète, c’est une forme de fidélité aux désirs et aux aspirations des disparus, qui entretient leur mode de présence au monde et, d’une certaine façon, l’investit. En cela, la résistance affective des mères ouvre le champ politique à des émotions d’habitude réservées aux sphères personnelles et familiales : elle déplace les seuils du politique. Elle en recompose aussi la temporalité, en réinscrivant dans le présent une vérité dissidente que l’ordre établi a voulu enterrer – une temporalité têtue, cyclique comme celle des commémorations, indissociable du chagrin mais tournée vers l’avenir.

On retrouve une force similaire dans les mobilisations des mères en Turquie, notamment les « Personnes et Mères du samedi » (Cumartesi Insanlari/Anneleri), qui se réunissent depuis 1995 à Istanbul pour demander justice pour leurs enfants disparus, arrêtés par les forces de sécurité turques dans les années 1980‑1990. Assises en silence, tenant dans leurs mains les portraits de leurs fils et filles disparus, elles ont été régulièrement dispersées, arrêtées, accusées de propagande terroriste. Mais elles s’obstinent à revenir semaine après semaine, à occuper l’espace public malgré les interdictions. Cette forme de deuil politique ne demande pas seulement des comptes à l’État : elle réarticule ce que peut une maternité insurgée, notamment à travers un réinvestissement de l’attente [5].

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Rassemblement des Cumartesi Anneleri (en français « les mères du samedi ») vers 1995 à Istanbul
Source : Wikipedia

Ces mères, qui ici non plus n’acceptent pas d’être reléguées à la sphère privée, font de la perte un mode d’apparition publique, et de l’attachement une riposte au régime de vérité sécuritaire, qui criminalise les corps et les affects dissidents. Montrer une photo, porter un foulard noir, s’asseoir dans le deuil : ces gestes déconstruisent la raison d’État qui justifie la violence, en se plaçant juste en dessous de ce qui peut déclencher la répression – par exemple, des discours de contradiction et de dénonciation. Leur attente ouvre un espace d’expression (stratégiquement en deçà des mots) où la maternité ne se plie plus aux normes sacrificielles de l’État, mais expose son refus à travers ses blessures.

La parenté, qui est une expérience affective autant que sociale, recèle une puissance de débordement de l’ordre institué, et du calcul coût‑bénéfice. Elle recèle aussi une puissance éthique qui lie l’expérience singulière à des principes universels, à travers la demande de justice et de vérité, et l’affirmation de l’égale valeur des vies. »

C’est dans cet espace que s’inscrit l’engagement d’Erica Garner, fille d’Eric Garner, cet Afro‑Américain tué par un policier lors d’une interpellation violente à New York en juillet 2014, alors qu’il répétait : I can’t breathe (« je ne peux pas respirer »). Après ce meurtre filmé et massivement relayé, Erica s’engage à la fois dans une procédure juridique contre l’assassin de son père et dans la lutte contre l’impunité policière, la criminalisation des Noirs et l’effondrement de l’État social [6]. Elle s’investit dans les campagnes menées pour la réforme de la police, qui se réorganisent et s’amplifient à travers le mouvement Black Lives Matter. Elle s’impose comme une figure de ce mouvement en prenant la parole, en manifestant dans les rues de Staten Island et en persistant dans ses demandes – pour rendre publiques, par exemple, les transcriptions du grand jury qui a refusé, après deux mois d’audiences à huis clos, d’inculper le policier responsable de la mort de son père.

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Erica Garner lors de la manifestation de 2016 « Back to the Streets For Eric Garner »
Source : Wikipedia (The All-Nite Images / Otto Yamamoto)

Elle ancre son activisme dans une pratique persistante de commémoration : les die-in réguliers qu’elle organise sur les lieux mêmes où son père a été tué donnent une puissance rituelle et affective à la contestation et à la revendication. En décembre 2017, Erica Garner meurt d’un arrêt cardiaque à l’âge de vingt‑sept ans, deux mois après avoir accouché de son deuxième enfant. Cet arrêt du cœur, si prématuré, est retentissant par tout ce qu’il dit, symboliquement aussi bien que concrètement. On ne peut s’empêcher de lui attribuer une dimension politique aux côtés du biologique. Il situe Erica Garner dans une double parenté : comme fille, épuisée par sa demande de vérité et de justice ; comme mère, abîmée par les inégalités médicales – et obstétricales – massives. À New York, au moment de la mort d’Erica, le risque de mourir des suites d’un accouchement était six fois plus élevé chez les Noires et les Hispaniques [7].

Les maladies cardiovasculaires, dont était morte sa mère elle aussi, sont la première cause de mortalité chez les femmes noires. Cette vulnérabilité structurelle rappelle les conditions d’érosion biologique et psychique des corps noirs, en particulier féminins, sous l’effet cumulé du stress, de l’hypervigilance, de l’humiliation, des inégalités d’accès aux soins, du mépris médical – l’« altération » extraordinaire produite par l’ordinaire de la vie dans une société injuste [8]. Le destin d’Erica Garner, dans ce qu’il a de puissamment agissant et ce qu’il a de subi, expose une double peine : celle des corps noirs masculins, ciblés par une violence plus arbitraire et brutale, contre laquelle elle demande justice, et celle des corps noirs féminins, constitués comme moins soignables. La filiation dans laquelle s’est inscrite son action publique devient le vecteur d’une mémoire, qui n’est pas seulement localisée dans la brutalité du crime, mais qui situe plus amplement celui‑ci dans les conditions de vulnérabilité et de mortalité d’une partie de la population aux États‑Unis.

Là où la violence policière – qui concerne les hommes, souvent jeunes – s’articule à d’autres façons de reléguer des communautés entières, les gestes de contestation s’ancrent dans l’attachement familial. En France, Assa Traoré est un visage de cette parenté insurgée [9]. Adama Traoré est mort le 19 juillet 2016 à l’âge de vingt‑quatre ans, dans la gendarmerie de Persan, en région parisienne, à la suite d’une interpellation violente. Face aux diverses versions des autorités et au refus d’inculper les gendarmes, sa sœur aînée Assa a fondé le collectif Vérité pour Adama, qui s’est imposé dans le champ national de la lutte contre les violences policières et le racisme en France.

Parvenant à organiser des manifestations massives, et à rendre visible et audible sa demande de justice, Assa Traoré inscrit, comme Erica Garner, son combat personnel dans une demande politique d’égalité, qui passe par le combat juridique contre l’impunité. De façon plus explicite ou plus visible que par le passé, cette lutte ne s’appuie pas seulement sur une dénonciation de la violence, mais aussi sur l’affirmation de l’amour familial. C’est un monde de liens et d’attachements que déchire la violence policière, nous rappelle Assa Traoré, dont une force est de se construire autour de la notion de vérité : elle exige la vérité pour Adama et, de son côté, elle partage la vérité de sa souffrance, sans la voiler derrière un discours politique plus général. Elle repart chaque fois de ce que cela fait, de vivre sans son frère depuis un an, trois ans, cinq ans.

Antigones

La sororité insurgée d’Assa Traoré, la piété filiale combattante d’Erica Garner renvoient à la figure d’Antigone [10], qui est également convoquée par les gestes des Mères en deuil lorsqu’elles refusent de quitter les lieux, creusent la terre, s’obstinent en opposant, aux lois de l’État, des injonctions d’un autre ordre. Antigone est l’un des enfants nés de l’inceste involontaire d’Œdipe et de Jocaste. Lorsque ses frères, Étéocle et Polynice, meurent en s’entretuant, le roi Créon, leur oncle, ordonne que l’un soit honoré et que l’autre reste sans sépulture. S’obstinant à désobéir, Antigone enterre son frère Polynice, au nom de la piété familiale qu’elle oppose aux lois du souverain. Pour cela, elle est condamnée à être murée vivante. Elle se pend avant l’exécution, provoquant le suicide de son fiancé Hémon, fils et héritier du trône de Créon, et de sa mère Eurydice [11].

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Jean-Joseph Benjamin-Constant (1845–1902) :
« Antigone au chevet de Polynice »
Dans la tragédie de Sophocle, Après la mort d’Œdipe, le père d’Antigone, ses deux frères Étéocle et Polynice s’entretuent pour le trône du royaume de Thèbes. Créon, l’oncle d’Antigone, devient le nouveau roi et décide qu’Étéocle, défenseur de la cité, aura des funérailles solennelles, mais que Polynice, considéré comme un traitre, devra rester sans sépulture, son corps livrés aux animaux. Antigone, pour l’amour de son frère, désobéit à son oncle et décide d’enterrer secrètement Polynice. Prise sur le fait, elle revendique son acte, préférant mourir plutôt que de renier sa conscience et sa famille.
Source : Musée des Augustins de Toulouse (reproduction provenant de Wikipedia)

« À propos d’Antigone tout est dit et l’on vient trop tard », affirme Nicole Loraux dans un article de 1986 qu’elle consacre tout de même à la tragédie ; mais « il [lui] importe de ne pas rouvrir les débats, illustres autant que balisés [qui] se sont consacrés à cerner [le] conflit d’Antigone et de Créon [12] ». De Hegel à Lacan, les penseurs de la loi ont, en effet, abondamment analysé ce conflit [13]. Pourtant, tout n’était pas dit.

Quelques décennies après Nicole Loraux, la figure d’Antigone s’est remise à traverser la pensée féministe contemporaine comme un point d’intensité théorique : un nœud où s’entrelacent les questions de genre, de filiation, de souveraineté, de deuil et de dissidence. Figure paradoxale, elle n’incarne pas simplement la résistance éthique face à la loi, mais une subjectivité‑limite, illisible dans les catégories instituées de la parenté et de la citoyenneté [14]. Elle montre comment la vulnérabilité peut être un lieu d’exposition politique, une condition de la résistance : non pas malgré la fragilité, mais à partir d’elle [15]. Elle n’est pas héroïsée pour sa douleur, mais pour sa capacité à troubler les formes établies du pouvoir et à ouvrir une autre scène politique [16]. L’universalisme de sa figure pose question quand on replace la tragédie dans son contexte d’exclusion des esclaves et des femmes : à qui appartient alors la figure d’Antigone [17] ? Elle devient tour à tour le lieu d’un langage non domestiqué, porteur d’une dissidence poétique ou maternelle face à la loi du père – d’une « différence sexuelle [18]. », ou d’une éthique qui rend visible les bordures de l’humain, là où la parole rencontre la perte [19].

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Giorgio De Chirico (1888-1978) :
« Antigone consolatrice » (1973)
Musée d’art moderne de la ville de Paris

À travers ces lectures, Antigone devient plus dissonante aussi, moins évidente : elle s’obstine dans la piété, mais elle trahit tout autant (sa sœur, son fiancé) [20] ; elle s’obstine dans la mémoire, mais elle participe aussi à reconduire le silence et l’oubli (de l’inceste de sa naissance, de la guerre entre ses frères) ; les liens familiaux sont le point d’ancrage d’une éthique de résistance, mais ils sont aussi le lieu du pire : le fratricide, l’inceste [21]. Ces lectures, parfois divergentes, s’accordent à faire d’Antigone une passeuse, se tenant dans l’espace entre l’impossible et le pensable. Son refus allie la perte indépassable – qui est la fin de tout – et l’invention d’un geste politique. On comprend alors pourquoi, malgré l’agacement d’avoir à revenir sans cesse à cette figure, les théoriciennes de la politique continuent de lire et relire Antigone : elle aide à penser les subjectivités politiques qui émergent des pratiques collectives de deuil – celles de ces proches qui, à travers le monde, transforment l’affect en insoumission. Ce qui lie les mères argentines, iraniennes, turques, Erica Garner, Assa Traoré, c’est la façon dont leur attachement est une ligne de front.

À travers son travail sur les « Femmes en noir » – les mères, sœurs et veuves qui manifestent contre la guerre et les crimes de l’État en ex‑Yougoslavie et ailleurs dans le monde –, Athena Athanasiou [22] montre que ce refus ne relève pas seulement d’une opposition morale ou d’un témoignage intime. Il s’agit d’une position agonistique [23] : une position de désaccord constitutif, qui ne cherche pas à se réconcilier avec l’ordre dominant mais qui le trouble dans ses fondements. Les mouvements de femmes qu’elle analyse ne formulent pas une simple revendication au nom de leur enfant, mais une contestation du système de valeurs et de légitimité qui a rendu possible leur mort.

Elles ne réclament pas uniquement justice pour un être aimé : elles cherchent à rendre visible une architecture de l’injustice, en nommant ce qui, dans la filiation, a été trahi par le politique. Elles refusent de convertir le chagrin en fidélité à l’ordre national, et d’enraciner l’identité dans une lignée nationale ou ethnique. Elles retournent le langage du deuil pour dénoncer au contraire la violence de cette filiation. Athanasiou nomme cette résistance un « dissensus incarné ». Le fait même de parler « en tant que mères », loin de réduire la portée de leur dénonciation à une douleur personnelle, lui confère une force politique transversale : car ce qui est énoncé à partir de la parenté touche à la vie commune, à une condition partagée. S’obstiner à ne pas céder sur la mémoire de ce proche en particulier devient une force générale de refus.

Ce n’est pas parce qu’un geste naît de l’amour qu’il est apolitique. Au contraire, parce qu’il naît de l’amour, il est irréductible, et à même de trouver des conditions de persistance ou de continuité du politique. »

Cette réflexion esquisse une piste de réponse à la question si souvent entendue, et que je me suis aussi posée : pourquoi est‑ce que ce sont les femmes qui construisent ces contre‑politiques du deuil ? Il y a de multiples raisons, qui engagent notamment la distribution des rôles, les répertoires d’action différents disponibles aux femmes et aux hommes, et les habitudes culturelles et sociales incorporées. Par exemple, les émotions autorisées aux femmes sont variées et d’une assez grande amplitude, là où les hommes subissent une certaine indigence et disposent souvent de la seule colère pour exprimer tous les sentiments, que ce soit la peine, la frustration, la déception ou la colère elle‑même. Mais les contre‑politiques du deuil ne sont pas uniquement féminines, elles sont aussi rendues possibles par une ouverture féministe du champ du politique – une élaboration de la riposte depuis un lieu, et avec les ressources du minoritaire.

Parentés et citoyennetés

Les familles, et en particulier les mères, ne se contentent pas de demander que vérité et justice soient faites. Dans de nombreux contextes, elles deviennent aussi les opératrices d’une contre‑enquête, et se posent en figures de savoir actives. Au Mexique, les mères de victimes de féminicides, armées de pelles et de carnets, sillonnent les terrains vagues et les fosses clandestines, menant leurs propres fouilles face à l’inaction ou à la complicité des autorités [24]. En Iran et au Kurdistan, des femmes ont creusé de leurs mains les fosses communes pour retrouver les dépouilles de leurs enfants, là où l’État avait choisi d’ensevelir à la hâte les prisonniers politiques ou les combattants. Lorsque j’ai participé à une collecte d’archives auprès de familles de prisonniers exécutés en 1988 en Iran, une proche a ainsi indiqué qu’elle envisageait de déposer… un os de fémur, trouvé dans une fosse. En Amérique latine, en Bosnie ou en Syrie, les proches – massivement des femmes – ont tenu des registres, dressé des cartes, archivé les témoignages, rassemblé les objets, dans des gestes qui combinent le soin et la rigueur méthodique.

La figure d’Antigone a évolué dans notre époque, qui n’est pas celle de la Grèce antique. Elle ne se contente plus de réclamer la sépulture, mais elle extrait des données, compare, conserve [25]. Les mères y deviennent des détectives sauvages capables de défier l’expertise de l’État en produisant des preuves, en mettant à l’abri des contre-archives. Ce savoir est collectif ; il naît de l’expérience directe de la disparition qui est un destin collectif. »

Il est aussi situé : ancré dans un vécu, incarné, affectif, tout en cherchant à être rigoureux, transmissible, généralisable [26]. Il retourne l’aigu de la douleur en force de précision. Il rend visible un régime de vérité qui ne sépare pas la connaissance du chagrin. Antigone se déplace encore : elle n’est plus seulement celle qui défie la loi par le deuil, mais celle qui trouble et fait évoluer les affects du savoir, qui cherche une méthode pour documenter l’effacement, un protocole affectif de vérité. Dans les contextes de violence d’État, où la citoyenneté est défaite, niée, où la loi devient l’instrument de l’effacement, produire un savoir est déjà un acte de réinscription dans le champ du politique. C’est une citoyenneté qui prend forme en action : non pas au sens d’un statut accordé d’en haut, mais en affirmant une capacité politique par le geste même de documenter, d’archiver, d’établir – en ouvrant un espace, un forum, structuré par le principe et les règles d’établissement du vrai [27].

Dans les régimes autoritaires, ou dans les États démocratiques où la violence institutionnelle est racialisée, cette production de savoir devient un acte civique de présence et d’adresse. Ces gestes – dresser des listes, retrouver des restes humains, comparer des récits, contester une expertise officielle, nommer les disparus un par un – ne relèvent pas seulement de l’intime ou de la survie ; ils ne sont pas uniquement d’autres façons de chercher une clôture et de faire le deuil, quand celui‑ci est rendu impossible par la disparition. Ils réactivent pour l’ensemble d’une société, au‑delà des endeuillées, le sens du mot « citoyen » : pas seulement comme une identité juridique (qui peut faire appel, ou non, à des tribunaux pour réclamer justice et vérité), mais aussi comme un engagement dans un espace commun qui a été détruit.

↬ Chowra Makaremi