Contre Terre : Explorer le pli des territoires

#imaginaire #cartographie #cartographie_narrative #cartographie_sensible

20 septembre 2025

 

Ce texte raconte l’exploration d’une île inconnue, qui a toujours été là, mais qui jamais n’a été décrite. Cette île se nomme la Contre Terre. Dans le sillage des voyageureuses de l’époque moderne qui s’attachaient à « peupler » les vides de la carte, nous engageons une recherche par la création sur les plis des territoires demeurés en marge des récits des Grandes Découvertes.

Texte et photos :
Richard Pereira de Moura (géographe) et Guillaume Lepoix, (artiste plasticien)

 

Coordination éditoriale : Philippe Rekacewicz et Cristina Del Biaggio

 

Porté par un géographe qui s’aventure sur le terrain artistique et un plasticien attaché à la rencontre entre les mondes naturels et numériques, l’exploration de la Contre Terre donne corps à de nouveaux récits géographiques.

Au cœur de cette démarche : la porosité entre l’observation de la réalité et sa représentation. Il est apparu évident d’articuler les approches de la géographie, fréquemment perçues comme objectives, et celles des arts visuels volontiers inscrites dans le champ de l’imaginaire.

Le premier pli des territoires sur lequel nous nous arrêtons est lié à l’histoire de l’île des antipodes située au large de la Nouvelle-Zélande. Ce qui suit est la trace écrite d’un dialogue qui s’est déroulé au printemps 2024, aux coordonnées 49.685377 N, 1.271126 O, et qui a ouvert le chemin de nos réflexions et expérimentations…

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Guillaume : Écoute… elle est fausse cette carte.

Richard : Tu veux vraiment qu’on commence là ? On en a pour la nuit.

Guillaume : Devant nous, il devrait y avoir l’île. Celle qui est à l’antipode des antipodes !

Richard : Pourtant, la carte semble vraie. Enfin… elle suit les conventions en vigueur. Échelle, coordonnées, projection, toponymes, relief, hydrographie… Bref, tout est là.

Guillaume : Sauf l’île… Elle devrait être là, devant nous, dans la Manche. On est dessus. C’est le point. 49.685377 N, 1.271126 O. Regarde. Exactement à l’opposé de cette île perdue dans le Pacifique sud.

Richard : Attends. Qui te dit qu’elle n’est pas là… Toute carte est une fiction fondée sur une réalité, non ?

Guillaume : À quoi serviraient les cartes, sinon ? Toutes les données sont exactes, me dis-tu. Alors même si je ne le vois pas, le territoire qu’elle représente est forcément vrai ! En tout cas, là.

 

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Vue vers l’île de la Contre Terre depuis le Havre de Flicmare.

 
— Alfred Korzybski a dit que « la carte n’est pas le territoire [1] ». Et la réciproque ? Elle doit bien avoir un sens aussi cette réciproque, nan ?

— Sans doute oui. On pourrait même dire que le territoire est la mémoire ou le souvenir préalablement établi par la carte…

— Oui voilà ! Parce que la carte ne fait pas que représenter. Elle dévoile. Elle déplie. Elle ouvre à la réalité, quelque part.

— Quelque part ? Vas-y, développe…

— Revenons à cette île des antipodes dans la Pacifique sud. On sait qu’elle est « découverte » en 1800 par l’officier britannique Henry Waterhouse. C’est intéressant : en la désignant et en la cartographiant « île des antipodes », il l’inscrit d’emblée dans une pure fiction géographique. Et coloniale ! Ce nom dit tout : l’empire la nomme ainsi parce qu’elle serait proche du point opposé à l’Observatoire de Greenwich à Londres. C’est comme si l’île ne pouvait exister que par le prisme de son envers, désigné comme le centre du monde ! Les cartographes du XIXe siècle avaient déjà flairé l’imposture !

— Justement, l’opposé terrestre, c’est pas Greenwich, c’est ici. Ce lien entre deux points opposés du Globe est assez vertigineux je trouve : si on voulait s’éloigner le plus possible d’ici, en ligne droite, à travers la Terre, on tomberait donc sur de la terre ferme… pas dans l’eau.

— Ouais... Une sorte de cordon tendu entre… nos semelles et une île au milieu de l’océan. On renverse la perspective tu vois, dans la relation entre la carte et le territoire. La limite entre la réalité et la fiction est bien plus malléable qu’on ne le pense. La carte est une interprétation selon ce que l’on a à dire. Tantôt fantaisiste, stratégique, symbolique, artistique et même contestataire.

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— La carte est protéiforme…

— Exactement. Prend la ’Pataphysique [2]... Ben on y est !

— Oui…

— Hé bien, l’absence de l’île nous met dans cette logique. C’est l’anomalie qui déclenche l’aventure. Enquête et exploration. La base !

— Ce qui me fascine, c’est le pouvoir performatif de la carte. Bon, je vois ça sous l’angle de l’art, mais… je me dis : c’est comme si elle enclenche quelque chose. Parce que la carte n’est jamais neutre. Elle n’est pas statique. Elle n’est pas qu’une image. Le simple fait de représenter un bout de terre, ça lui donne une existence. Ça bouscule l’équilibre entre le réel et sa représentation, n’est-ce pas ?

— Je te suis. Continue.

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— Bon. Imagine qu’on marche sur la carte. Pas dans une représentation, mais dedans. Eh bien, on est déjà en train de donner corps au territoire. Et c’est le premier pas vers la Contre Terre ! Une expérience artistique au sens fort du terme : s’intégrer concrètement à la métaphore, marcher dans le symbolique, traverser le miroir quoi.

— Beaucoup ont rêvé de faire disparaître la frontière entre la carte et le territoire… À commencer par Lewis Carroll lui-même avec sa carte tellement parfaite qu’elle en était vide [3] ! C’est rabattu, mais ça reste puissant je trouve.

— Moi, j’adore ces fictions impossibles, parce qu’elles ne pourront jamais être réalisées. C’est comme une quête de l’inaccessible. Une île fantôme qu’on actualise dans l’époque contemporaine.

— Précisément, depuis la fin des grandes explorations, on a eu tendance à considérer le monde comme fini. Et la carte a servi à cela : désigner, maîtriser, dominer et soumettre.

— C’est peut-être à ce moment-là qu’elle devient un « trompe l’œil », non ? Je veux dire : les cartes ont participé à cette illusion d’un monde clos - une image figée (frontières, États-nation, connexions…) dans un monde qui est, lui, en perpétuel mouvement.

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— Une sorte d’archipel ouais.

— De ce fait, c’est troublant de se dire que les cartes sont nécessairement incomplètes. Enfin, qu’elles ne peuvent pas l’être. Parce que la Terre est complexe et dynamique. Ça me plaît cette idée. L’exploration ne s’arrête jamais en fait !

— Attends, juste, je poursuis un peu l’idée de l’archipel. J’ai souvent imaginé la Terre comme une série d’îles à inventorier. Et pour y accéder, il faudrait emprunter l’échelle. J’ai trouvé cette idée chez Daumal, dans Le Mont Analogue. [4] Fascinant ! Je te le traduis comme je l’ai compris ; en gros, il dit que la proportion, c’est mécanique, inerte. Alors que l’échelle, elle est écologique. Il ne le dit pas comme ça, évidemment, mais il dit bien que l’échelle permet d’établir un lien entre une forme et… nous !

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— Alors, peut-être que l’artiste, c’est ça : l’échelle. Une façon de se rapporter au monde par le sensible, par l’expérience comme par l’imaginaire.

— Daumal toujours. Ça va te plaire. « Les portes de l’invisible doivent être visibles ».

— Aha ! On devrait graver cette phrase sur le fronton de toutes les écoles d’art.

— Mais oui, c’est pour ça que l’idée de la maîtrise est dépassée. Elle est totalement épuisée en vrai, elle ne fait plus rêver, sinon chez les forcenées du vieux monde des États-nation.

— Cette île de la Contre Terre, c’est une utopie au fond.

— Tout à fait. D’ailleurs, son caractère fictif lui permet d’échapper à toute colonisation. Elle devient clairement une métaphore pour reprendre ce que tu disais, mais dans laquelle on marche.

— Donc chaque mètre carré sur Terre peut devenir un espace à explorer sous ce prisme-là : une façon de rendre visibles des évidences qu’on ne regarde plus et qu’on n’interroge plus.

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— Exactement. Ce qui ressemble à une plaisanterie devient sérieux. Tu te souviens de cette idée de faire le tour de l’île en bateau ? Avec cette carte, à l’échelle 1:10 000, on pourrait le faire. Et l’avantage, c’est qu’on ne l’atteindra jamais tout à fait : elle est dans le pli de la courbure de la Terre, comme dirait le professeur Sogol dans le Mont analogue.

— C’est comme tourner autour d’une idée ? La frôler, la cerner, la révéler mais sans jamais l’attraper.

— Un dessin par l’envers, ouais. Et c’est le mouvement du bateau qui donnerait une réalité à l’île.

— Cette île serait le fruit de notre expérience.
Elle existerait à la mesure de notre propre fiction et de la matérialité qu’on lui donnerait.

— Héhé... tout à fait : d’ailleurs, si on est plusieurs à y croire, à en faire l’hypothèse, c’est qu’elle doit bien exister.

— C’est une géographie australe.

— Alors quoi ? Une songline qui traverse la Terre ?

— Pourquoi pas ! Faudrait un tunnel de 12 472 kilomètres selon les dernières estimations.

— On pourrait relier les deux points en sautant dedans, aspirés dans le globe creux de Paul Reclus [5] ! Gardons à l’esprit cette référence, j’ai une idée.

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— Tu te souviens que l’île, la vraie, est inhabitée ? Elle possède juste un dépôt de vivres au nord-est de l’île.

— Oui oui. On a ça dans les archives. En 1886, John Fairchild, un navigateur, décrit précisément les matériaux de ce dépôt, mais aussi le relief, le climat, les plantes et les animaux de l’île. D’ailleurs, il va même jusqu’à faire un parallèle grossier entre les îles britanniques et l’île des antipodes. Genre, il verrait des moutons écossais aux antipodes !

— Eh, la fiction coloniale a la peau dure… Pourquoi pas refaire le geste de la découverte, mais à l’envers ?

— Bien sûr. La cartographier ? C’est fait. La documenter ? Produisons des archives. L’explorer ? Dès qu’on trouvera un bateau et un pilote. Donner à voir ce qu’est un antipode ? L’idée du globe creux !

— Et bâtir cette cabane ici, mais dans la Manche. À quoi… 4 000 mètres des côtes ?

— Ce sera notre base. Un fragment déplacé, inversé, en miroir à 180. La cabane se trouverait donc sud-est, et plus nord-est. Tu traverses le plancher et t’arrives au même endroit, mais de l’autre côté. J’adore !

— D’autant qu’on n’est pas les premiers. D’autres artistes se sont intéressées à ça. Pas tant à la cabane, mais à l’île.

— Quelques-unes ouais, dont Simon Faithfull qu’on a vu l’autre fois.

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— Il n’est pas encore allé sur l’île, mais il en fait une première approche. Il a ouvert une brèche. En vrai, je me réjouis de savoir qu’on est plusieurs dans cette enquête.

— Alors maintenant, à nous de passer à la phase de l’exploration, non ?

— Oui, il est temps de mettre un pied sur l’île… suivons la fiction !

— Effectivement. La carte est là. Remplissons-là. Traversons-là. Habitons-là !

 

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