La quadrature de la sphère

#projections #voronoi #fuller

14 août 2025

 

Dans son livre de référence Flattening the Earth, le cartographe étatsunien John P. Snyder recense plusieurs centaines de projections cartographiques, c’est-à-dire des méthodes permettant d’« aplatir la Terre » (titre de son livre) pour en figurer la surface sur un papier ou un écran, par essence plats. De Claude Ptolémée à Al-Idrisi en passant par le fameux Geert de Kremer (Mercator), divers savants, mathématiciens, géographes, mais aussi artistes se sont cassé les dents sur ce problème, dont la théorie dit qu’il est insoluble.

 

par Philippe Rivière

Comme la quadrature du cercle, l’aplatissement de la Terre n’est pas possible sans déformations ou coupes. Pour une carte à grande échelle, la plupart des projections se ressemblent et sont pratiquement indistinguables à l’œil nu. Seuls les artilleurs qui emploient des cartes pour régler la hausse du canon se soucient d’atteindre une précision dite « chirurgicale » — un problème désormais traité par des calculateurs numériques modélisant l’espace en trois dimensions.

En revanche, pour analyser un phénomène à l’échelle de la planète ou d’un continent, on souhaite éviter qu’une déformation ne donne une surface plus importante à un pays du seul fait qu’il se trouve en haut de la carte, ou que deux chemins qui, dans la réalité, se croisent à angle droit, ne se retrouvent figurés par un angle aigu sur le papier. Bref, éviter de figurer des géographies simples par des formes biscornues.

Hélas, entre ces deux propriétés généralement désirables —le respect des proportions (on parle de projection équivalente) et le respect des angles (projection conforme)— il faut choisir. La courbure de la sphère, en effet, ne se laisse pas réduire à néant ; tandis que la courbure du plan est nulle.

Parmi d’autres propriétés désirables pour une projection, la plus évidente (et la moins souvent évoquée) est celle de la continuité. On s’est habitué à lire ces cartes sur lesquelles il n’y a rien au nord du pôle Nord, rien à l’ouest du détroit de Béring côté Alaska (États-Unis), et rien non plus à l’est du détroit de Béring tchouktche (Russie). Pourtant, comme le fait remarquer le géographe pacifiste William Bunge dans son Atlas de la guerre nucléaire (Nuclear War Atlas, 1982), un missile tiré depuis le nord des États-Unis et filant vers le Nord en traversant le Canada finira par atteindre la Russie (qui se trouve, suivez sur un globe, au nord du pôle Nord). Ainsi, rien n’oblige à découper la Terre d’un pôle à l’autre en passant par ce méridien. D’ailleurs, il y a 40 000 ans, une petite foule humaine n’a-t-elle pas traversé à pied la Béringie pour s’installer sur le continent américain ?

JPEG - 220 kio
Projection Voronoï, 2020. Pour créer cette carte, considérez n sites sur la sphère et sélectionnez un arbre couvrant à partir de leur triangulation de Delaunay. Projetez ensuite chaque cellule Voronoï avec une projection gnomonique centrée sur le site correspondant. La symétrie de chaque paire de faces connectées garantit que l’échelle est constante sur tout le réseau. Plus les cellules sont petites, plus la déformation est minime.
Cartographie : Ph. Ri.

J’ai conçu les deux projections présentées ici en 2017. Dans la première (ci-dessus), nommée en hommage au mathématicien Gueorgui Voronoï (né le 28 avril 1868 à Jouravka, Ukraine), la surface de la planète est entièrement morcelée en tout-petits polygones, comme la coquille d’un œuf qu’on écraserait sur une table. Ces polygones sont si petits qu’ils sont « presque plats ». Si on multiplie les coupures, voici résolu le dilemme entre angle et surface : cette projection peut être considérée comme équivalente (ou presque) et conforme (ou presque). Comme avec le nœud gordien, la solution ici consiste à trancher le problème.

JPEG - 1.1 Mio
Projection Voronoï en bois découpé au laser, realisée par Mattijn van Hoek, 2018

La projection Voronoï, objectez-vous, n’a aucune application cartographique concrète ? C’est pourtant la seule qui se trouve matérialisée chez moi par une découpe de bois au laser (remerciements à Mattijn van Hoek qui l’a réalisée).

JPEG - 134.8 kio
Projection Airocéan conforme, 2017
Cartographie : Ph. Ri.

Pour cette seconde carte (définie dans ce notebook et que j’ai employée pour cet article), il s’agit d’une variation d’une projection conforme inventée par le mathématicien allemand Hermann A. Schwarz en 1869 et calculée par le Néo-Zélandais Laurence P. Lee en 1965, sur un principe mathématique que nous ne décrirons pas ici, mais qui permet de placer l’ensemble de la sphère dans un carré, ce qui autorise à en faire un pavage régulier pouvant servir de papier peint. En 1982, F. Landis Markley, chercheur à la NASA, fait tourner la sphère dans ce carré et amène l’océan là où les déformations de surface sont importantes. Il épargne ainsi les continents : l’échelle est presque la même partout sur la partie émergée. Il ne nous restait qu’à redécouper le papier peint, non plus selon une pièce carrée, mais en suivant un tracé qui passe exclusivement par les océans, et le tour était joué.

Surprise : ces deux approches conçues selon des principes totalement différents disposent les continents de manière très semblable. Le résultat n’est évidemment pas exempt de défauts : inutile d’y chercher le nord, impossible d’y représenter l’histoire de la traite atlantique, mais la projection offre une vue parfaite pour figurer, par exemple, les migrations de la préhistoire. Ou, pour reprendre la description du designer américain Buckminster Fuller, qui inventa en 1946 la projection Dymaxion (calculée selon le principe géométrique du dodécaèdre), l’image de la Terre comme un vaisseau spatial volant à travers l’espace. Un vaisseau doté de ressources en quantités limitées, et sans aucun moyen de se ravitailler.