À en croire le président de la République Emmanuel Macron, la réponse est « oui ! »
Les pieds plantés dans le sable blanc de Grande Glorieuse, le 23 octobre 2019, il déclarait :
Ici c’est la France, c’est notre fierté, notre richesse. Ce n’est pas une idée creuse. Les scientifiques et militaires qui sont là le rappellent. La France est un pays archipel, un pays monde [1]. »
Depuis Sotchi, où se tenait le sommet Afrique-Russie, le président malgache lui adressait une réponse :
Madagascar est le sanctuaire de la biodiversité mondiale. Le respect de l’intégrité territoriale et la défense de nos intérêts passent par le dialogue. Une commission mixte sur les îles Éparses sera en place le 18 novembre. Ayez confiance en notre détermination et notre patriotisme [2] ! »
Il y a manifestement des « désaccords » sur les territoires que la France pense être les siens... Ailleurs, en Nouvelle-Calédonie, les violences récentes ont rappelé, si cela était nécessaire, à quel point la souveraineté française y est contestée par une partie de la population. La France a-t-elle vraiment tourné la page du colonialisme ?
Un seul mot pourrait résumer cela : « métropole ». Son origine est grecque, mais son emploi, pour désigner la France comme territoire colonisateur, remonte au XVIIIe siècle. Montesquieu le dit dans L’esprit des lois :
L’extrême éloignement de nos colonies n’est point un inconvénient pour leur sûreté. Car si la métropole est éloignée pour les défendre, les nations rivales de la métropole ne sont pas moins éloignées pour les conquérir [3]. »
Malgré la distance, les colons sont restés durablement et sincèrement attachés à cette mère-cité comme le rappelait Raymond Vergès, député de La Réunion, le 12 mars 1946 dans son discours à l’Assemblée :
Sans être aux antipodes, l’île de la Réunion se situe à une dizaine de milliers de kilomètres dans les mers du Sud, c’est-à-dire très loin de la métropole. Cependant nulle autre colonie ne s’y rattache par des liens plus étroits ni plus solides. Contrairement à toutes les terres d’outre-mer, la Réunion ne résulte pas, en effet, de notre installation pacifique ou guerrière chez des peuples consentants ou non consentants. Là-bas, il n’y avait personne. […] Depuis toujours aussi, nous avons demandé notre intégration à la France [4]. »
Ce qui fut fait le 19 mars 1946, avec la départementalisation de La Réunion, de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane.
Mais le mot « métropole » a mal vieilli. Alors qu’il aurait dû être emporté par la décolonisation, le mot est resté, trace d’une dissymétrie profonde entre un territoire, central, dominant, et les autres, « outre-mer ». Il a fallu attendre le 24 mai 2023 pour qu’un amendement, proposé à l’initiative du député guadeloupéen Olivier Serva, soit finalement voté par l’Assemblée nationale pour remplacer le terme « métropole » par celui d’« Hexagone ».

Étrange nom d’ailleurs que celui-ci, qui réduit un pays à sa forme, à son esquisse géométrique. Une de ses utilisation les plus récentes, c’est sur les médailles des Jeux olympiques de Paris en 2024. Mais la première utilisation de ce « concept » – une France à la forme hexagonale – semble dater de 1839. Elle a été ensuite amplement reprise dans les manuels de géographie, au point d’être considérée aujourd’hui comme un véritable lieu de mémoire national [5]. Ce n’est-ce pas là une entourloupe toponymique pour éviter de dire « France continentale », ou tout simplement « France » – comme c’est en réalité souvent l’usage outre-mer. On comprend la gêne. À l’intérieur de la France, compris comme le territoire d’un État composite, il y aurait un pays éponyme, une France historiquement la France [6].
Dans l’absolu, la métropole n’était pas moins outre-mer que La Réunion, la Guadeloupe ou Tahiti. Mais ce qui pourrait n’être (ce qui ne devrait être) qu’une notion relative, dépendante du point de vue, a été essentialisée. On lui a mis une majuscule, et attribué un ministère, en 1946, lorsque le ministère de l’Outre-mer a succédé au ministère des Colonies. Depuis 2012, on en parle au pluriel, mais sans -s : le ministère des Outre-mer. Pourtant, derrière ce mot, il existe une véritable diversité de territoires, de cultures et de trajectoires. L’adjectif et le nom qui ont été forgés depuis ne valent guère mieux. Comme si on pouvait désigner les habitants de la Guadeloupe, de la Guyane, de La Réunion, de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie par une même étiquette !
Lors d’un entretien accordé en 2011, l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau avait vivement critiqué ces mots :
D’abord je ne suis pas un « Ultramarin », et je refuse cette idée que l’on puisse mettre des peuples différents, avec tant de richesses, de potentialités, de pensées et de destins différents, dans un simple « Outre-mer ». Par ailleurs, dans le mot Outre-mer, on installe la notion de centralité d’une métropole, c’est-à-dire l’irresponsabilité collective de tous ces pays qui ne peuvent pas décider et qui ne sont que des périphéries. Quand on met tout le monde dans le même sac, on nie la diversité de ces peuples, de ces nations et de ces visions du monde. Il faut donc absolument rejeter les termes d’Outre-mer et d’Ultramarin [7].
La France serait ici et là-bas, une mosaïque de territoires éparpillés aux statuts juridiques divers. De fait, la Constitution distingue d’un côté, le régime de l’identité législative (article 73), qui concerne les quatre départements et régions d’outre-mer : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, et depuis 2011, Mayotte ; et de l’autre, le régime de spécialité législative et d’autonomie (article 74), qui concerne les collectivités d’outre-mer : Saint-Pierre-et-Miquelon, les îles Wallis et Futuna et la Polynésie française.

Dans le premier cas, les lois et règlements nationaux sont applicables de plein droit, même si des adaptations sont possibles et peuvent être demandées soit par le Parlement et le gouvernement, soit par les collectivités autorisées. En somme, les départements d’outre-mer seraient dans la continuité de l’espace métropolitain. Pourtant, bien qu’étant des régions dites ultrapériphériques européennes, ils ne sont pas dans l’espace Schengen – comme d’ailleurs tous les territoires d’outre-mer. L’article 138 de la Convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 est clair : « Les dispositions de la présente Convention ne s’appliqueront, pour la République française, qu’au territoire européen de la République française [8]. »
La liberté de circulation n’était applicable qu’à l’intérieur de l’Europe, au sens continental du terme, îles proches incluses. La distance justifierait de laisser à la porte les habitant
e s des outre-mer, et de leur imposer un contrôle d’identité à l’embarquement et au débarquement de l’avion. On rappellera que les dispositions du décret du 29 juillet 1935 portant réglementation « des conditions d’accès aux Français et des étrangers dans les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et des dépendances de la Réunion » est toujours valable ! Depuis 2010, on a supprimé les contrôles à l’arrivée des vols en provenance des aéroports métropolitains, mais rien n’a été fait en sens inverse. On arrive donc toujours à Paris comme en terre étrangère. Il est imposé de franchir une frontière héritée de la colonisation et maintenue par un pouvoir étatique qui ajoute à la distance une défiance malvenue.
Dans le deuxième cas, celui des collectivités d’outre-mer, une loi organique définit le statut particulier de chacune d’entre elles soumise et détermine les lois qui s’y appliquent. Les assemblées locales peuvent élaborer des règlements relevant du domaine de la loi, à l’exclusion des matières régaliennes. On signalera la situation quelque peu baroque de Wallis-et-Futuna, où trois rois coutumiers sont au pouvoir, et rémunérés par la République. Quant à la monnaie, justement, ce n’est pas l’euro qui y circule, mais le Franc Pacifique, comme en Polynésie.
Font exception à ce régime législatif la Nouvelle-Calédonie, qui est une « collectivité d’outre-mer à statut particulier » depuis 1998 ; et les Terres australes et antarctiques françaises, regroupement de territoires auquel la loi du 6 août1955 a conféré « l’autonomie administrative et financière ».
La France serait une fédération – « ce qu’elle est peut-être déjà d’ailleurs, même si elle l’ignore ou feint de l’ignorer [9] », comme le faisaient remarquer les auteurs du rapport sur l’évolution intentionnelle de la Nouvelle-Calédonie en 2014. Le récent accord de Bougival, signé en juin 2025, ne ferait d’ailleurs que renforcer cette dimension en créant un « État de la Nouvelle-Calédonie », un État dans un État ! La Nouvelle-Calédonie pourrait ainsi obtenir le transfert de certaines compétences régaliennes dans les domaines de la défense, de la monnaie, de la justice… Elle pourrait aussi modifier les signes identitaires du pays (nom, drapeau, hymne, devise…) et adopter une charte des valeurs propres mêlant « valeurs républicaines, valeurs kanak, valeurs océaniennes… ». Les Calédoniens bénéficieraient ainsi d’une tripe nationalité enchâssée : calédonienne, française, européenne. On n’a jamais été aussi loin dans la logique fédérale en France.
Mais on aurait tort de penser que ces adaptations, qui pourraient être perçues comme autant d’entorses à l’unité de la France, sont des spécificités ultra-marines. Le régime concordataire de 1801 n’a pas été aboli en Alsace-Moselle puisqu’en 1905, ce territoire n’était pas en France, mais en Allemagne. Or, d’après un récent sondage réalisé par l’Ifop à l’occasion de l’Université d’été de Régions et Peuples Solidaires, qui est un parti politique regroupant différentes organisations régionalistes, les Français seraient de plus en plus nombreux à souhaiter davantage de pouvoir aux collectivités locales et aux régions, notamment dans les territoires à forte identité comme l’Alsace (86 %), la Catalogne (79 %), la Bretagne « historique » (78 %) et la Corse (76 %). Les trois-quarts seraient favorables à une adaptation territoriale des lois nationales.
S’interroger sur « où est la France ? » amène donc à se demander ce qu’est la France : quelle est l’unité de ce qu’on appelle la France ?
L’article 2 de la Constitution de 1958, devenu article 1 en 1995, affirme l’indivisibilité de la République :
La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. »

L’indivisibilité, et non l’unité. En 1982, le juriste Thierry Michalon proposait de distinguer entre une « République intranationale », formée des départements de l’Hexagone, et une « République extranationale », composée des territoires d’outre-mer, périphériques et en quelque sorte fédérés à la nation française. Il ne s’agit pas de développer ici une logique nationaliste, identitaire et potentiellement xénophobe, mais une réflexion sur le pluralisme statutaire sous-jacent à la Constitution française. On peut l’ignorer en France continentale, mais certainement pas lorsqu’on habite un des territoires plus directement concernés. C’est bien en cela que le processus de décolonisation, qu’on imagine limité aux espaces ayant été colonisés, aurait dû en réalité s’appliquer aussi aux espaces qui ont colonisé. Ce n’est pas qu’une question d’État. La décolonisation aurait dû être un processus commun aux colonisés et aux colonisateurs. Pour le dire autrement, il n’y a pas eu de « démétropolisation ». Or on ne passe pas dans une période post-coloniale sans travail de conscientisation et de déconstruction ; et s’il est en cours, on ne peut que constater les résistances.
L’ex-article premier de la Constitution, disparu en 1995, affirmait que « la République et les peuples des Territoires d’Outre-Mer » formaient une Communauté, tandis que le préambule dit que « le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits humains et aux principes de la souveraineté nationale ». Y a-t-il un peuple ou des peuples ? – des peuples auxquels la Constitution reconnaît, dans le préambule, la libre détermination. Une clarification de la Constitution fut apportée en 2003 par le nouvel article 72-3, qui débute désormais ainsi :
La République reconnaît, au sein du peuple française, les populations d’outre-mer, dans un idéal de liberté, d’égalité et de fraternité ».
Il n’est plus question de « peuples des territoires d’outre-mer », mais de « populations ». Ce dont la ministre de l’Outre-mer, Brigitte Girardin, dans une interview de mai 2003, se félicitait : « le peuple français est ainsi juridiquement réunifié [10] ».

Pourtant, le 16 avril 2025, cinq député [11] . » Car, explicitent-ils dans un autre paragraphe, ce « sont un peu plus que des « populations » et bien des peuples aux caractéristiques propres, historiquement, socialement, culturellement et géographiquement de par leur insularité et éloignement ». Ils évoquent ailleurs « le « nœud gordien » des identités et des souverainetés possibles ».
e s du même groupe parlementaire, Gauche Démocrate et Républicaine, de La Réunion, de la Martinique, mais aussi de Seine-Saint-Denis et du Cher, ont déposé une proposition de loi « visant à fusionner les articles 73 et 74 de la Constitution et à prendre en compte l’insularité dans la Constitution ». Leur analyse pointe du doigt cette diversité statutaire des treize territoires d’outre-mer et dénonce la réforme de la Constitution en 2003 qui, selon eux, « a malheureusement réintroduit une forme de colonialité dans la République en transformant la notion de peuples d’outre-mer par celle de « populations ». Un renfermement identitaire qui met en lumière le renfermement social général de la société française depuis les années 2000Dans une interview au Monde, Frédéric Maillot, ancien percussionniste d’un groupe de maloya devenu député, expliquait : « Je fais de la politique par amour pour La Réunion et pour le peuple réunionnais, avec ses qualités et ses défauts [12]. » De fait, la conscience identitaire, à La Réunion comme dans d’autres territoires, considérés comme ultramarins ou non (on peut évidemment penser à la Corse), est une réalité. Emmanuel Macron lui-même, en visite à Mayotte en avril 2025, a déclaré : « Je veux rendre hommage à la force de résistance de tout le peuple mahorais [13]. »
Mais dans cette aspiration, aussi légitime soit-elle, il y a sans doute un impensé ou un non-dit. On ne peut affirmer l’existence de ces peuples d’outre-mer sans poser la question identitaire de la population de « l’Hexagone ». Faut-il penser qu’à côté d’un peuple réunionnais, d’un peuple mahorais, d’un peuple kanak, ou d’un peuple calédonien, il y aurait un peuple français, « français de France » ? Et comment le penser sans ouvrir la porte au nationalisme xénophobe et au racisme, au discours sur les « Français de souche » ?
Inversement, reconnaître des identités ailleurs sauf en France ne serait-il pas renouveler la prétention à l’universalité ? Pourtant, même cette France, limitée au territoire hexagonal, se révèle une entité fractionnable avec des identités régionales, voire infra-régionales. En bien des « pays », il y a ceux d’ici et ceux d’ailleurs. La question identitaire est définitivement une ornière politique si on en fait le socle de la nation politique.
On en revient ainsi à la question initiale, qui n’est donc pas si saugrenue et qui s’avère même un peu épineuse :
— Où est la France ?
Pour y répondre, il importe donc de démêler trois logiques différentes, géographique, identitaire et politique.
- La France est un « lieu du Monde », une portion de territoire habitée depuis longtemps, un pays d’Europe.
- Si on cherche une identité pour sa population, on s’épuisera en vain à trouver un ou des critères définitifs. On ne peut au mieux que parler d’un « air de famille », au sens où Wittgenstein l’entendait : l’histoire, la mémoire collective la langue, la cuisine, la manière de manger, de se saluer, rien de tout cela ne permettra de dire l’identité française, que seul le regard de l’étranger pourrait peut-être repérer, au risque de la caricature et des stéréotypes.
- Reste la France comme entité politique, cet assemblage de territoires, ici et là, qu’on devrait peut-être appeler les États-Unis de France pour mieux en reconnaître l’existence, la pluralité et la diversité, pour ne pas les silencier. La fédéralisation pourrait être une voie vers la démétropolisation, à condition d’éviter deux écueils majeurs : la fragmentation identitaire et la dislocation de la solidarité.
↬ Vincent Capdepuy.