Placés en vis-à-vis, textes et extraits de cartes entretiennent des correspondances diverses mais toujours en tension tant leurs interprétations peuvent être plurielles. En invitant le lecteur à faire un pas de côté, ce livre se propose de troubler quelques certitudes.
La recherche d’un lieu de rencontre entre imagination et connaissance a accompagné l’élaboration de ce livre. Prenant le contrepied de la plupart des reproductions de documents cartographiques, il les regarde de près, de très près, à travers des agrandissements. Cette manipulation a modifié le statut des images, ce ne sont plus seulement des cartes ni même des fragments de cartes ce sont des documents indépendants composés comme des œuvres à part entière. Les véritables cartes qui figurent des lieux, des populations, des valeurs... dont ils sont tirés, ont perdu leur sens initial au profit de nouveaux mondes à la fois fantastiques et surprenants, souvent très colorés.
Chaque image est associée à un texte, de quelques mots ou de quelques phrases. En toute liberté et sans rechercher la moindre exhaustivité, c’est une remarque, une note, une observation, une allusion... à l’image, au lieu qu’elle représente, à sa composition, à son histoire, voire à son contexte de production. Ces textes sont en vers ou en prose, en listes ou en phrases, de longueurs et d’expressions diverses ; ils abordent des sujets multiples, parfois étrangers aux aspects relatifs à la figuration et à l’organisation de l’espace, parfois non. Suivant des formes souvent hybrides, ils ne dénient pas le plaisir de la musicalité des mots, des assonances, du mètre ou des rimes. Leurs relations aux images sont ambigües, ils rebondissent comme un enfant cabriole sur un trampoline, d’un côté ou d’un autre, plus ou moins haut... ils retombent dans des positions imprédictibles avant de repartir vers de nouveaux horizons. Dans le face à face de chaque double page, le texte et l’image sont parfois autonomes mais ils ont été composés de manière à consonner de mots, de couleurs, de références ou de symboles.
Les cartes comportent rarement des indications quant à la manière d’en conduire l’investigation. Ce sont des représentations synoptiques susceptibles d’être l’objet de multiples formes de consultation mais on ne lit jamais une carte comme on lirait un livre ; pour les utilisations conventionnelles, son examen est toujours informé par des questions. Pour les emplois qui privilégient l’esthétique, les cartes peuvent au contraire être appréciées sans égard aux intentions de leurs auteurs, sans intérêt pour les connaissances qu’elles consignent. Sur cette voie, la sélection d’extraits de petite taille engage à privilégier les aspects visuels. De toute évidence, les cartes n’ont pas été produites pour cet usage. Ce sont des détournements dont les résultats témoignent du fort potentiel de la cartographie à être divertie de son objectif initial.
Alors que les cartes disponibles se comptent en million, ce livre en rassemble seulement quelques centaines de fragments. Pour les sélectionner, j’ai tout d’abord privilégié leurs qualités graphiques mais le changement de focale réserve des surprises et déconstruit les idées reçues. Lorsqu’ils sont examinés de près, les plus beaux documents ne livrent pas toujours les extraits les plus plaisants. A l’inverse, les cartes les plus banales peuvent recéler des trésors miniatures. Les originaux reproduits dans ce livre sont des imprimés sur papier qui comportent de multiples imperfections. Considérées comme des « défauts » pour les usages conventionnels, elles sont d’autant plus nombreuses que les cartes sont plus anciennes. J’en ai joué en cadrant les extraits. Les décalages de couleurs par exemple peuvent donner lieu à des effets appréciables. Un changement d’échelle d’observation leur confère une importance accrue qui ne peut être ignorée. Plutôt que de les éviter, j’ai quelquefois choisi de les exploiter pour les mettre en exergue.
Ce livre propose de regarder les cartes suivant une proximité qui, depuis l’original, appelle une loupe. La loupe permet de distinguer plus de détails mais elle réduit l’étendue de la zone examinée. Ainsi, agrandir impose un resserrement du cadre. Il est souvent nécessaire de tailler dans le vif, en particulier dans les mots et dans les signes conventionnels. Sur une carte complète, le titre, les écritures ou bien les figures connues — périmètre d’un pays, forme d’un estuaire, boucle d’un fleuve... — permettent de repérer le lieu représenté de manière pratiquement instantanée. Plus localement, l’interprétation cartographique est une affaire de contexte. Telle ligne peut ressembler à plusieurs autres lignes de la même couleur mais la proximité d’un petit rectangle assorti du mot gare en fait une voie ferrée ; le mot écluse en ferait un canal. Plus les extraits sont de petite taille, plus il est probable qu’ils comportent peu d’information, peu de contexte, plus la figuration devient difficile à interpréter. Le resserrement du cadre ouvre les portes à la multiplication des interprétations envisageables. Certains extraits semblent alors figurer une rencontre, raconter une histoire, exprimer une troisième dimension à travers des plans successifs ou bien des lignes en perspective, voire, prendre la forme d’une peinture de paysage. Un cadrage serré ne réduit pas seulement le contexte graphique, il a également des effets sur les écritures ; il les coupe, voire les supprime. La carte est alors muette, elle a alors tendance à perdre pied, voire à devenir inquiétante. Au contraire, la moindre bribe de texte, une lettre seulement parfois, a pour effet d’orienter le document. Grâce au texte, il n’est plus seulement un assemblage de points, de lignes et de surfaces, il prend sens. L’identification d’une lettre, y compris dans un alphabet étranger, rassure le lecteur, la reconnaissance d’un mot — nom propre ou nom commun —, lui assure de ne pas être perdu.
Les extraits sélectionnés pour ce livre sont de différentes tailles mais ils ont tous été agrandis pour la publication. Ils ont ainsi tendance à rapprocher la figuration de l’échelle un, celle du réel. Cependant, quel que soit le niveau de détails d’une carte, son agrandissement n’a pas pour résultat de livrer des informations complémentaires. Les effets qu’il produit sont ailleurs, il permet d’entrer dans l’épaisseur des tracés, dans le grain des aplats de couleurs, voire dans les défauts du papier. Ainsi, l’agrandissement révèle la richesse des mondes cachés dans des extraits minuscules. Il témoigne également de l’impossibilité de définir microcosme et macrocosme qui, à travers cette opération, deviennent consubstantiels.
Au-delà de toutes les bonnes raisons de choisir tel extrait, tel cadrage ou tel mot..., ce livre doit également à la sérendipité et à l’irrationnel du plaisir offert par toutes les étapes de sa composition, depuis l’émerveillement produit par les premières reproductions en haute résolution, jusqu’aux ultimes ajustements apportés aux dernières épreuves en passant par les hésitations relatives à la composition de chaque double page.
Ce livre reproduit 210 extraits de cartes topographiques, géographiques ou thématiques, en noir ou en couleur, à des échelles diverses et représentant des lieux distribués sur les cinq continents entre le milieu du XIXe siècle et les années 1970. Ils suivent un itinéraire improbable depuis les hauts plateaux Boliviens jusqu’au cœur de la Tunisie. Entre les deux, Il n’y a pas de scoop, pas de document exceptionnel, pas de lieu remarquable mais seulement quelques bouts de papier, souvent minuscules que le moindre courant d’air pourrait emporter. Cette matière première est distribuée entre les pages sans égard aux catégories descriptives habituellement convenues. La beauté cachée des cartes est désorganisée comme la promenade d’un flâneur qui privilégie les incertitudes et les tensions. Un flâneur toujours prêt à emprunter un chemin de traverse au risque de s’égarer, toujours prêt à faire une pause ou bien un pas de côté pour examiner quelques brins d’herbe dans une fissure, au risque d’oublier le monument qui les porte.
↬ Jean-Luc Arnaud













