En avril 2005, Vladimir Poutine, en poste comme président de la Fédération de Russie depuis cinq ans, déclare :
Avant toute chose, il faut reconnaître que la chute de l’URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. »
Cette déclaration, s’adressant aux deux chambres du Parlement russe en avril 2005, révélait le désir de revenir vers une période où la Russie rayonnait comme une puissance qui pouvait rivaliser avec les États-Unis et influencer un grand nombre de pays. Elle n’est d’ailleurs pas seulement une réflexion sur le passé, mais un message clair qu’il est crucial de comprendre pour étudier la politique russe, intérieure et extérieure, des deux décennies qui vont suivre. À travers diverses actions menées depuis lors, le chef du Kremlin semble vouloir réparer ce mal et rétablir la Russie en tant qu’acteur incontournable sur la scène mondiale. La guerre en Ukraine s’inscrit dans ce contexte. Moscou voit peut-être ce conflit comme un moyen d’empêcher une nouvelle « catastrophe » : l’éloignement d’un pays « frère » et surtout son intégration à l’OTAN [2].
Parallèlement la Russie doit affronter les pressions croissantes de l’Union européenne, et dans une moindre mesure de l’OTAN. Les pays occidentaux ont multiplié les sanctions économiques et les critiques officielles sur la politique russe depuis l’annexion de la Crimée en février-mars 2014, puis les ont renforcées avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022. Ces tentatives d’isolement diplomatique n’ont pourtant pas réussi à l’isoler complètement. Moscou est parvenu à s’entourer d’un cercle d’États partageant des intérêts convergents, et qui souhaitent également s’opposer à l’hégémonie occidentale.
Le conflit ukrainien n’est pas seulement un conflit militaire, mais aussi un combat d’influence, qui entraîne des dynamiques géopolitiques qui ont des répercussions bien au-delà de ces deux pays. Il s’inscrit également non seulement dans l’histoire de l’empire russe, mais aussi dans l’histoire de la période soviétique, ce qui rend intéressante l’exploration des liens diplomatiques et stratégiques qui ont prévalu tout au long de ce « court XXᵉ siècle » [3].
1 - Une politique extérieure pour vassaliser son « étranger proche »
Dans la vision du président russe, les pays de l’ex-Union soviétique sont la chasse gardée de Moscou. Il considère qu’ils doivent rester sous son influence, et donc n’avoir qu’une indépendance relative : « Il s’agit d’une conception, formée au cours des siècles, de rapports de puissance impériale à ses marges, qui ne prédispose pas à des relations d’égalité », explique le géographe Jean Radvanyi (2023). Les guerres menées par la Russie depuis la chute de l’URSS sont par conséquent une façon d’empêcher cet éloignement. Et, même sans aller jusqu’aux interventions armées, Moscou a réussi dans une certaine mesure à maintenir des relations de domination avec ses voisins.
Les instruments de domination indirecte
La chute de l’Union soviétique et la création de la Communauté des États indépendants (CEI)
La désintégration de l’URSS fait naître 15 États-nations qui prennent chacun des orientations différentes. Certains choisissent de rester proches de Moscou, notamment via la Communauté des États indépendants (CEI), fondée le 8 décembre 1991 [4], par la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. Quelques semaines plus tard, huit anciennes républiques soviétiques rejoignent l’organisation : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Moldavie, le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. La Géorgie l’intègre deux ans après, en 1993. Les pays baltes, par contre, choisissent de tirer un trait sur leur passé soviétique, préférant se tourner le plus rapidement possible vers l’Ouest plutôt que de risquer de tisser des liens avec Moscou afin d’éviter de nouvelles formes d’aliénation, quitte à faire des concessions territoriales. En 1945, Staline modifie certaines frontières, dont celles de la Lettonie et de l’Estonie, par rapport aux traités signés en 1920-1921 par les bolchéviques. Les deux républiques sont amputées de districts majoritairement russophones qui passent de fait sous souveraineté russe. Les pays baltes ont donc renoncé à ces territoires, car ils ont compris que demander leur restitution retarderait leur intégration rapide à l’Union européenne (UE) et à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). La Géorgie et l’Ukraine ont quitté la CEI respectivement en 2009 et 2019 [5].
Dès sa création, la CEI est perçue comme un moyen pour la Russie de maintenir des liens de domination sur ses voisins. En 1992, le terme d’ « étranger proche » émerge pour désigner cette structure ; il est introduit pour la première fois par le ministre russe des Affaires étrangères Andrei Kozyrev et son conseiller Andranik Migranian. Vu de Moscou, cet « étranger proche » représente les anciennes républiques soviétiques sur lesquelles les dirigeants russes entendent conserver un rôle spécifique. Dans Russie, un vertige de puissance, Jean Radvanyi appuie cette idée, en citant une note du ministère russe des Affaires étrangères datant du début des années 1990 :
La Russie doit obtenir de la communauté internationale la reconnaissance de son rôle de garante de la stabilité politique et militaire sur tout le territoire de l’ex-URSS. »
Si elle s’octroie ce droit, c’est qu’elle se reconnaît comme l’héritière légitime de l’Union soviétique, niant ainsi le rôle joué par les peuples sous sa domination lors de cette période, ce que l’on peut lire dans cette même note, où il est écrit que la fédération de Russie est « légataire internationalement reconnue de l’URSS ».
Ce discours est d’autant plus légitimé qu’il a fonctionné en Occident. Lors des célébrations de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, organisées chaque année en France, la Russie était invitée comme représentante de l’héritage de l’Union soviétique, alors que l’armée rouge était aussi composée (avec des chiffres certes inférieurs) de soldats des quatorze autres États. Une des justifications de l’invasion russe en Ukraine, martelée par Poutine, est que les Ukrainiennes seraient des nazies, aujourd’hui comme pendant la Seconde Guerre mondiale, et qu’il est nécessaire de « dénazifier » l’Ukraine [6]. Il est vrai que 200 000 nationalistes ukrainiens ont combattu aux côtés des nazis en 1939-1945, estimant que la terreur nazie était un moyen de sortir de la répression soviétique dont ils et elles étaient victimes depuis le début des années 1930 (Colin Lebedev 2022). Dans les troupes de l’armée rouge, il y a eu par ailleurs plus de quatre millions de combattants ukrainiens.
Le discours qui revient à faire de la Russie l’unique héritière de l’Union soviétique fonctionne d’autant mieux qu’il est aussi tenu à l’Ouest. À l’exception de ces dernières années, soit depuis le début de l’invasion à grande échelle de 2022, la Russie était invitée aux commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale, car elle était considérée comme l’unique légataire de l’URSS. Pourtant « la victoire sur le nazisme n’est pas russe mais soviétique, la Russie ne devrait avoir aucun monopole sur celle-ci », fait remarquer la journaliste Elsa Vidal [7] alors que Moscou était invitée à participer aux célébrations sans son président en 2024.
La « russité » présumée des voisins de Moscou
Cette guerre mémorielle remonte à bien avant la création de l’Union soviétique. Si pour le Kremlin l’Ukraine est russe, c’est parce que « Kiev est la mère des villes russes » selon le président russe [8], faisant référence à la Rus’ de Kiev au XIe siècle. Ce territoire et ceux qui l’entouraient seraient, selon lui, à l’origine de l’État russe actuel (Colin Lebedev 2022). Mais la Rus’ s’étend sur un territoire différent de la Russie et « ne peut être confondue avec elle », rappelle Radvanyi (2023).
Cette rhétorique négationniste ne s’applique pas seulement à l’Ukraine. Elle permet au Kremlin d’attester, depuis des années, de la « russité » des territoires qui ont un jour été sous le joug de la Russie. Pour Poutine, si Russes et Ukrainiennes sont un seul et même peuple, le troisième jalon de cet ensemble est constitué par les Biélorusses. En juillet 2021, le président russe sort un essai intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » sur le site internet du Kremlin. Il y explique que la « nation russe trinitaire » est composée de « Grands Russes », de « Petits Russes » (surnom donné aux Ukrainiennes pendant l’empire russe) et de Biélorusses. Quant à la Crimée, elle est une « terre russe ancestrale » qui doit naturellement redevenir partie de la Russie, justifiant l’opération russe de 2014 (Colin Lebedev 2022). Poutine a également félicité l’ancien président kazakh Noursoultan Nazerbaiev d’avoir « fondé un État sur un territoire où il n’y avait jamais eu d’État » (Radvanyi 2023).
Des opérations de déstabilisation
Le Kremlin diffuse des éléments de politique mémorielle en menant une incessante guerre de l’information. Il n’y a pas seulement la « russité », le passé russe d’un État, qui légitimerait une « incursion », pour ne pas dire une invasion, pour Moscou. Au début de la guerre dans le Donbass en 2014, la Russie a justifié son implication par le fait qu’il fallait protéger les populations civiles russes et russophones du « génocide » engagé par l’Ukraine. Les télévisions russes, qui n’ont cessé de rappeler les discriminations présumées que subissaient ces populations, sont les plus regardées dans l’est et le sud du pays. Il semble que cette propagande a eu un certain effet sur les populations du Donbass (Colin Lebedev 2022).
Il est aujourd’hui établi que le « soulèvement anti-Kyiv » n’a été que très périphériquement à l’initiative de groupes locaux. Les services spéciaux, le FSB, étaient déjà présents, et les « séparatistes » avaient déjà le soutien de Moscou qui fournissait abondamment armes, financements et soldats. Lors de la bataille d’Ilovaïsk, en août 2014, 4 000 soldats russes ont participé aux combats, bien que Moscou maintienne qu’ils y étaient en tant que volontaires et non en tant que membres de l’armée régulière (Colin Lebedev 2022). Le philosophe Michel Eltchaninoff estime que Moscou pourrait se servir des minorités russophones allogènes comme prétexte pour déstabiliser d’autres pays, comme par exemple la Lettonie ou l’Estonie. Il rappelle dans son livre, Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2022), que le président russe a déclaré lors de son discours d’investiture en mai 2000 que Moscou devait « protéger le citoyen russe partout, et dans notre pays et à l’extérieur de nos frontières ».
Ces ingérences vont d’ailleurs parfois plus loin que la simple « protection » de la russophonie. Depuis le début des années 1990, la Russie exerce un contrôle quasi-total sur les territoires séparatistes géorgiens (Abkhazie et Ossétie du Sud). En 2003, la Révolution des roses gagne les rues géorgiennes, avec une population fatiguée de l’échec de la transition démocratique depuis la chute de l’URSS. En 2004, constatant l’érosion de son influence dans cette ancienne république soviétique, Moscou choisit d’appuyer les mouvements séparatistes et d’y distribuer des passeports russes, suscitant la colère de Tbilissi, qui interprète cette démarche comme une atteinte à sa souveraineté.
La tension monte pendant les années qui suivent, et dans la nuit du 7 au 8 août 2008 l’armée géorgienne bombarde l’Ossétie du Sud, en visant également une base militaire russe. La Russie envoie ses troupes : les Ossètes du Sud ont un passeport russe, elle doit donc les protéger.
« Par cette politique, l’État russe se laisse la liberté d’agir, y compris par l’ingérence ou par l’action militaire, pour défendre non seulement ses “compatriotes”, mais désormais ses concitoyens, s’il les juge discriminés ou maltraités »
— Anna Colin Lebedev, 2022.
Des interventions armées pour maintenir l’influence russe
Les dynamiques des conflits
En trente-cinq ans, Moscou a été impliqué dans des guerres sur de nombreux fronts de l’ex-URSS, dont nous évoquerons ici seulement trois : la Tchétchénie en 1994 puis en 1999, la Géorgie en 2008, et l’Ukraine en 2014. Ces conflits ont tous en commun d’avoir surgi après que ces territoires aient manifesté leur désir de se distancer de Moscou, ce qui amène Eltchaninoff à dire que « l’annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine sont la suite logique de l’échec d’un impérialisme de persuasion » (2022). En 1991, les autorités tchétchènes proclament leur indépendance, ce qui est inacceptable pour le Kremlin, qui envoie ses troupes dès 1994. Ce qui est censé être une guerre éclair dure finalement deux ans. Ce conflit donne le ton de la politique extérieure russe pour les prochaines décennies. Comme l’explique Anna Colin Lebedev, « la première guerre en Tchétchénie de 1994 à 1996, faisant suite à une déclaration d’indépendance des Tchétchènes, a clairement tracé une ligne rouge : aucun séparatisme n’est admis par Moscou » (2022). Bien qu’il y ait de lourdes pertes des deux côtés, cette guerre se termine à l’avantage des indépendantistes tchétchènes.
En 1999, Vladimir Poutine lance une deuxième offensive en Tchétchénie, en réponse aux attentats qui ont frappé la Russie pendant l’été et que le président russe lui attribue. Lors de cette guerre, surnommée « opération antiterroriste » par le Kremlin, les exactions commises par les soldats russes contre la population locale suscitent l’indignation mondiale, alors que les indépendantistes tchétchènes sont présentées comme l’ennemi ultime assimilé aux nazis (Politovskaia 2003). Dans Tchétchénie, le déshonneur russe, Anna Politovskaia, reporter de guerre qui s’est rendue plus de quarante fois sur ce terrain, décrit une « tuerie inique, incontrôlée, où l’arbitraire tient lieu de loi » et des crimes de guerres commis par des soldats qui « n’étaient pas capables d’expliquer leurs actes ». Un conflit, qui « préfigure les horreurs d’autres conflits futurs ; villes rasées, champs de mines, massacres, exodes massifs des populations civiles vers les villages avoisinants ou vers d’autres régions de Russie » (Radvanyi 2023). La destruction de Grozny, réduite en cendres, rappelle les bombardements de l’armée russe en Ukraine, tout comme les crimes de guerre, les viols des femmes tchétchènes rappellent les pratiques de l’armée russe à Irpin et Boutcha [9].
En Géorgie, le soutien de la Russie aux territoires séparatistes fait écho au traitement par le Kremlin des territoires séparatistes du Donbass en Ukraine. À l’issue de la guerre, la Géorgie est amputée de 20% de son territoire. Moscou reconnaît le 26 août 2008 l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, ce qui n’est le cas d’aucun autre État de la CEI (Radvanyi 2023). Quatorze ans plus tard, Vladimir Poutine reconnaît « l’indépendance » des oblasts de Donetsk et Louhansk. Il soutient les séparatistes sans encore annexer ces régions. Les conflits gelés offrent plusieurs avantages à Moscou. Ils freinent le rapprochement des anciennes républiques soviétiques avec l’Occident, notamment parce qu’un pays en état de conflit ne peut rejoindre l’OTAN. L’article 5 de l’Organisation atlantique — souvent appelé « clause de défense mutuelle » — stipule qu’une attaque contre un pays membre est une attaque contre tous. Si un pays en guerre rejoignait l’Alliance, alors tous les autres membres basculeraient dans le conflit. Les conflits gelés, dans d’autres configurations, ont aussi permis à la Russie de se positionner comme arbitre (Radvanyi 2023). Ce fut le cas en Moldavie lors du conflit avec la Transnistrie. Alors que la Moldavie se rapproche de la Roumanie à la fin des années 1980, la Transnistrie, non roumanophone, rejette une union des deux pays et déclare son indépendance en septembre 1992. Une guerre éclate alors entre l’armée moldave et la garde de la Transnistrie au cours de laquelle la Russie intervient. Le 21 juillet 1992, les présidents russe et moldave, Boris Eltsine et Mircea Snegur, signent un cessez-le-feu. Une force de maintien de la paix, comprenant des soldats russes, moldaves et transnistriens, se met en place sous l’égide de la CEI.
Le rêve d’une Russie puissance eurasiste
La soumission des pays géographiquement proches de la Russie par Moscou date de la période impériale. Elle s’est perpétuée avec l’Union soviétique, période pour laquelle Vladimir Poutine nourrit une certaine nostalgie. Au sortir de la révolution bolchevique, les dirigeants se divisent sur la façon d’administrer ces Républiques. Alors que Lénine souhaitait donner une certaine indépendance à ces régions, pensant que « les spécificités nationales devraient être prises en compte dans le cadre d’un État unitaire » (Lewin 2003), Staline défendait l’ « unitarisme » de l’URSS, affirmant dans une note adressée à Lénine le 12 juin 1920 que « ces nationalités n’ont jamais eu leur propre État dans le passé ou, si elles en ont eu un, cela relève d’un passé lointain » (Lewin 2003). Une rhétorique utilisée et actualisée par Vladimir Poutine plusieurs fois lorsqu’il s’agissait de justifier l’ascendance de la Russie sur son « étranger proche », avec la Rus’ de Kiev, mais aussi avec d’autres États comme le justifie sa remarque au président kazakh sur l’inexistence d’une histoire nationale dans son pays.
Le président russe, obsédé par l’idée de rétablir la grandeur de la Russie, cherche à rassembler les terres russes, à commencer par la Crimée en 2014. L’idée est de créer un nouvel équilibre géopolitique avec la constitution d’un empire eurasiste à la tête duquel on retrouverait la Russie. Le chef du Kremlin a déclaré que « la Russie s’est toujours ressentie comme un pays eurasien » (Eltchaninoff 2022). L’Eurasie figure ici comme un méta-continent qui intègre à la fois les Russes ethniques, les Slaves ainsi que les peuples non-russes. La Russie est une mosaïque culturelle, qui comprend environ 190 groupes ethniques parlant plus de 90 langues, dont certaines très éloignées du russe (Colin Lebedev 2022).
Vladimir Poutine se rêve en rassembleur de ces peuples, unis sous l’influence russe contre l’influence occidentale. Géographiquement, la Russie est au centre de l’Eurasie. Surtout, « en tant que pays multi-ethnique, elle représente en soi une Eurasie miniature » (Eltchaninoff 2022). L’auteur explique également que l’Eurasie étant une « notion plastique », elle permet « de jouer entre la géographie d’un espace objectif ». Ce concept permet donc de justifier les incursions et les invasions dans les anciennes républiques soviétiques. Une volonté soutenue par les médias d’État.
Le chroniqueur russe Alexandre Prokhanov a par exemple parlé de « frontières russes qui respirent ». Du point de vue de Vladimir Poutine, cette mission revient de fait à la Russie du fait de la supériorité culturelle et génétique des Russes. « Il ne dissimule pas une forme de mépris pour les petits peuples, notamment ceux qui se situent aux frontières de la Russie », indique le journaliste et rédacteur en chef du Russki Journal Alexandre Morozov dans un entretien avec Michel Eltchaninoff. Une idée partagée par le philosophe russe Ivan Ilyine, cité par Vladimir Poutine. Selon lui, certaines « tribus sont inaptes à devenir des États indépendants et doivent demeurer sous le contrôle d’États voisins », en l’occurrence la Russie (Eltchaninoff 2022).
Cette unification passe donc logiquement par la réappropriation de terres désignées comme russes, réalisée par un soldat russe élevé au rang de héros car il combat aujourd’hui en Ukraine l’ennemi nazi, comme en 1999 en Tchétchénie, ou encore pendant la Seconde Guerre mondiale. Critiquant la stagnation des problèmes de la société en Russie, Anna Politovskaia se demandait dès 2003 « sur quoi bâtir alors une politique intérieure ? Sur la nostalgie de la "grande Union soviétique" et sur celle de l’Empire, car nous avons très envie de nous sentir "grands" » (Politovskaia 2003).
Depuis la dissolution de l’URSS, la Russie a usé de plusieurs biais pour maintenir son statut de puissance tutélaire sur les anciennes républiques soviétiques. Mais, lorsqu’elle a senti sa chasse gardée rejeter son influence, elle n’a pas hésité à avoir recours à la force.
2 - La confrontation de deux visions : l’Occident contre la Russie
Le conflit ukrainien a ravivé les tensions entre la Russie et l’Occident, constitué des pays du bloc de l’Ouest de la guerre froide. Dans les discours de Vladimir Poutine, une des justifications de la guerre en Ukraine est la nécessité pour Moscou de se protéger et de se rebeller contre des adversaires menaçant son existence. Cette « opération spéciale » n’est pas seulement une opération militaire, mais aussi, d’une certaine manière, une guerre sainte.
Le mythe d’une Russie acculée
Les élargissements de l’Otan
La guerre en Ukraine révèle une rupture avec les règles du jeu des relations internationales en vigueur depuis 1991. Les États-Unis et leur modèle politique et économique - la démocratie et le capitalisme - sont sortis vainqueurs de la Guerre froide. Le modèle soviétique révélait ses faiblesses, la répression du régime et ses purges empêchaient de progresser socialement et rendaient précaire toute réussite (Lewin 2003).
Après 1991, le monde occidental, et plus spécifiquement les États-Unis, ont eu une position dominante au sein des instances internationales et dans les relations bilatérales, imposant leur volonté aux pays avec lesquels ils échangeaient. En Russie, les rapports entre Moscou et Washington ont été perçus comme une humiliation, notamment par Vladimir Poutine, obsédé par l’idée de rétablir la puissance et la grandeur de la Russie. Le président russe a soutenu que l’extension de l’OTAN vers l’Est était une ligne rouge qu’il avait été décidé de ne pas franchir (l’intégration des pays baltes et des anciens États membres du pacte de Varsovie est actée entre 1999 et 2004, soit une décennie après la chute de l’URSS). En 2007, Vladimir Poutine déclare à la conférence de Munich :
Qu’est-il advenu des assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du pacte de Varsovie (le pendant soviétique de l’OTAN) ? Où sont ces déclarations aujourd’hui ? Personne ne s’en souvient. »
La position de Boris Eltsine, qui préside aux destinée de la Russie, est assez confuse (Radvanyi 2023). Il envisage que la CEI s’associe à l’OTAN et que la Russie intègre l’Alliance (il envoie une lettre à Bruxelles à cet effet) et affirme que l’adhésion de la Pologne n’est « contraire aux intérêts d’aucun État y compris ceux de la Russie », déclaration « qu’il regrettera rapidement » (Radvanyi 2023). Au milieu des années 1990, alors que les élargissements sont en route, avec en 1994 le Partenariat pour la paix (PPP), qui prévoit d’approfondir les relations entre l’Alliance et les pays de l’Est (y compris la Russie), Boris Eltsine proteste. S’il obtient des promesses formulées oralement, aucun traité ne naîtra de ces discussions. Boris Eltsine n’obtient ni droit de véto, ni texte enjoignant l’OTAN à ne pas installer d’armes nucléaires sur le territoire des nouveaux membres. « Les États-Unis entendent bien maintenir ouvertes toutes les options », poursuit Jean Radvanyi. En 1999, trois pays de l’ancien bloc de l’Est (la Pologne, la Hongrie et la République tchèque) rejoignent l’Alliance atlantique, suivis en 2004 par quatre autres anciens membres du bloc communiste (la Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie et la Slovaquie) et surtout de trois anciennes républiques soviétiques (l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie). Quant à l’élargissement de l’Union européenne, il n’est pas perçu comme une menace ; c’est surtout l’organisation dominée par les États-Unis qui cristallise l’hostilité des Russes.
Volonté occidentale d’humilier la Russie ?
Pour Vladimir Poutine, ces élargissements sont une volonté d’humiliation de la Russie et menacent sa souveraineté. Son discours à la conférence de Munich de 2007 expose au grand jour cette fracture avec l’Occident : « J’estime que, dans le monde contemporain, le modèle unipolaire est non seulement inadmissible mais également impossible », déclare-t-il. Puis il poursuit : « Je pense qu’il est évident que l’élargissement de l’OTAN n’a aucun rapport avec la modernisation de l’Alliance elle-même ou avec la garantie de la sécurité en Europe. Au contraire, cela représente une provocation sérieuse qui réduit le niveau de confiance mutuelle ».
Ces déclarations marquent un tournant dans la politique extérieure russe et sonnent la fin du rapprochement lancé sous Mikhaïl Gorbatchev vingt ans plus tôt. Elles fondent le début de la rhétorique d’une Russie menacée par un agresseur étranger, ce qui permet de créer le mythe du peuple uni contre un ennemi commun (Eltchaninoff 2022). Selon Poutine, si la communauté internationale isole et cherche à humilier la Russie, c’est parce que celle-ci « refuse de se plier à la culture homogénéisatrice de l’Occident ». Étant l’un des États les plus puissants au monde, il serait nécessaire de la mater (Eltchaninoff 2022).
Cette vision n’est pas nouvelle : « la politique d’endiguement de la Russie, qui a continué aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles, se poursuit aujourd’hui » expliquait le président russe à la Fédération du Kremlin le 18 mars 2014. Mais Moscou n’accepte pas d’être le vassal de ce monde multipolaire ; elle a vocation à unifier le Monde russe sous un empire eurasiatique (Colin Lebedev 2022). Les élargissements, et a fortiori la volonté des anciens pays du bloc de l’Est de s’éloigner de la Russie, représentent justement des revers pour la diplomatie et l’influence russes. Parlant des drapeaux européens brandis sur la place Maïdan lors de la révolution de la dignité en 2014 en Ukraine, Anna Colin Lebedev parle d’un « échec du soft power russe et du projet du Monde russe » (2022). L’Ukraine, ancienne république soviétique qui constituerait « un seul et même peuple » avec la Russie selon le Kremlin, rejette le modèle russe. Maïdan a permis la destitution de Viktor Ianoukovitch, le président ukrainien « marionnette » des Russes, parce qu’il était un obstacle au rapprochement de l’Ukraine avec l’Occident.
Lire aussi « Ukraine : Être, dès aujourd’hui, ce qu’on veut devenir » par Chowra Makaremi
Une guerre de valeurs
La défense des valeurs traditionnelles et chrétiennes
On peut aussi voir la guerre en Ukraine comme un combat contre les valeurs de l’Occident que sont la démocratie, les droits humains (dont la défense des droits des personnes LGBT+, que Vladimir Poutine considère comme l’apogée de la décadence). La guerre est un moyen de rétablir la puissance russe pour imposer un nouveau modèle contre celui de l’Ooccident, lequel renie les principes moraux et les valeurs chrétiennes. Le bras religieux du Kremlin, le patriarcat de Moscou dirigé par le patriarche Kirill, devient alors politique.
Dans ses serments religieux, le chef de l’Église orthodoxe défend et diffuse les idées du président russe. Le patriarche soutient l’invasion à grande échelle de l’Ukraine dès son déclenchement en 2022. Le 9 mars 2022, il affirme dans un prêche que les Russes, les Ukrainiennes et les Biélorusses sont « un seul peuple », considérant que ceux qui empêchent cette réunification sont « contre la volonté de Dieu ». [10] Il expliquait, le 6 mars 2022, que les habitantes du Donbass étaient victimes « de répression et d’extermination » depuis huit ans et rejettent « les supposées valeurs proposées aujourd’hui par celles et ceux qui prétendent au pouvoir mondial ». [11]
Ce pouvoir hégémonique a pour emblème la Gay Pride. « Ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère des relations internationales ne relève pas uniquement de la politique : Il s’agit de quelque chose d’autre et de bien plus important. Il s’agit du salut de l’homme. », déclare-t-il. [12]. La guerre en Ukraine prend une dimension métaphysique. Elle devient un combat surnaturel contre les forces du mal, représentées par les sociétés occidentales qui propagent la dépravation sexuelle [13], notamment par la défense des droits des personnes LGBT+.
Cette « opération spéciale », selon la terminologie du Kremlin, prend ainsi pour Vladimir Poutine la forme d’une guerre civilisationnelle. Il est question d’opposer l’orthodoxie à la décadence d’une Europe en perdition, qui n’est plus fidèle à ses racines chrétiennes et ses valeurs civilisationnelles. Le tournant conservateur a éclaté au grand jour en 2013 (Eltchaninoff 2022), lors d’un discours anti-occidental par lequel Vladimir Poutine appelle à défendre l’identité russe ; mais il commence à poindre dès le début des années 2000. Point d’orgue : les révolutions de couleurs dans son « étranger proche », qui sont, pour le président russe, le résultat d’actions de la CIA plus que des soulèvements populaires.
Considérant que les puissances occidentales cherchent à lui nuire, Poutine commence à se tourner vers les valeurs traditionnelles. Il multiplie les diatribes « antimodernes », allant jusqu’à fustiger en 2013 « la propagande pédophile » des pays occidentaux. « On [les États occidentaux] mène une politique mettant au même niveau une famille avec de nombreux enfants et un partenariat du même sexe, la foi en Dieu et la foi de Satan. Les excès du politiquement correct conduisent à ce qu’on envisage sérieusement d’autoriser un parti ayant comme but la propagande pédophile », déclare-t-il dans son discours au Club Valdaï, le 19 septembre 2013.
La Russie luttant contre l’uniformisation du monde ?
Face à un Occident qui refuse les valeurs traditionnelles et diffuse le mal, la Russie se doit de rappeler aux populations leurs racines. À cette mission civilisationnelle s’en ajoute une autre : la lutte contre un monde unipolaire, toujours dirigé par les États-Unis, visant à homogénéiser les cultures. Pour défendre cette mission, le président russe s’inspire de la philosophie de Constantin Leontiev, un penseur du XIXe siècle (Eltchaninoff 2022) qui prédit qu’une « Europe fédérale » et conformiste menace l’existence de Moscou. Vladimir Poutine le cite dans son discours au Club Valdaï de septembre 2013 lorsqu’il parle d’une Russie d’une « complexité florissante », terme utilisé par Leontiev lui-même. Michel Eltchaninoff explique cette théorie : « La Russie est complexe car elle abrite des peuples et des confessions très diverses. Mais elle est florissante car ces différences s’harmonisent en une culture unique, incarnée et dirigée par l’État. »
Mais cette politique d’harmonisation de la Russie prend racine dans des siècles de domination de Moscou sur les « petits peuples » de ses périphéries. La Russie est un pays multi-ethnique avec une grande diversité de langues, et la langue, justement, a été un instrument de domination et de diffusion de la culture russe. Dès les années 1920, la « russification » des peuples devient un des fondements idéologiques de l’URSS ; la langue tatare avait presque disparu de l’usage courant pendant la période soviétique (Colin Lebedev 2022). Dans les années 1990, de nombreuses initiatives ont émergé pour réhabiliter les langues des minorités. En 1992, le tatar devient la deuxième langue officielle locale mais le russe garde une place dominante : il reste plus attractif, surtout au niveau professionnel ; sans être complètement marginalisé, le tatar est perçu comme une langue des campagnes. Mais, dès 2017, les langues locales sont à nouveau reléguées au second plan ; Poutine rend facultatif leur apprentissage, considérant qu’il est inacceptable de diminuer le temps des cours de russe pour des langues minoritaires.
La guerre en Tchétchénie révèle aussi les limites de la « complexité » de la Russie. L’ « opération antiterroriste » russe de 1999 vise à mater les indépendantistes et les islamistes non soumis au Kremlin. La machine de propagande du Kremlin contribue largement à « uniformiser » l’opinion publique, comme c’est le cas aujourd’hui pour la guerre en Ukraine. Parlant de « politique culturelle militarisée », Anna Colin Lebedev indique dans Jamais frères (2022) que « le pouvoir russe a façonné les opinions afin de faire de l’Ukraine un enjeu central de la politique russe, à grand renfort de manipulation médiatique ». Ce mépris du Kremlin pour ses périphéries rappelle la vision et les méthodes des puissances occidentales sur leurs anciennes colonies. Anna Colin Lebedev explique que si pendant longtemps les gauches européennes n’ont pas considéré la Russie comme un pays colonisateur, c’est parce que l’URSS, pendant la Guerre froide, a encouragé la décolonisation et les mouvements de libération. Elle cite Timothy Snyder, historien américain spécialiste de l’Union soviétique, qui affirme que :
« La guerre en Ukraine est une guerre coloniale ».
Le conflit ukrainien cristallise de nombreux points de tension entre la Russie et l’Occident. Les propos tenus par le président russe depuis 2007 révèlent une rupture avec l’apaisement amorcé par Gorbatchev entre les blocs opposés pendant l’URSS. Ce rapprochement s’achève avec la volonté de Moscou de retrouver son rang de puissance majeure, en érigeant un système de valeurs qui se pose en alternative à celui des États occidentaux.
3 - L’ambiguïté des alliances avec les pays du « Sud global »
La guerre en Ukraine a redistribué les cartes des alliances diplomatiques, témoignant d’un « Sud global » de plus en plus critique vis-à-vis de l’Occident. Cet autre front diplomatique a permis à la Russie et à son économie de se maintenir à flot malgré les sanctions occidentales tout en gardant une influence sur la scène internationale. Cette « coalition » s’organise en grande partie autour de la contestation de l’hégémonie occidentale, mais reste marquée par de nombreux désaccords.
Un front diplomatique alternatif : les soutiens qui limitent l’isolement russe
En Asie, des partenaires indispensables à la Russie
La Chine, deuxième puissance économique mondiale, est un partenaire crucial pour la Russie. En février 2022, alors que les condamnations de l’invasion se faisaient de plus en plus retentissantes, Pékin est restée prudente. Elle n’a pas condamné Moscou et n’a pas appliqué les sanctions économiques. Cette décision a été particulièrement avantageuse pour la Russie car ce pays est son premier partenaire commercial depuis la fin des années 2000 (Radvanyi 2023). La coopération russo-chinoise s’est intensifiée dans la décennie 1990, transformant une relation de méfiance mutuelle en une alliance stratégique solide, facilitée par la complémentarité des économies des deux pays.
La Russie dispose de ressources naturelles en abondance (gaz, pétrole, minerais), dont la Chine a besoin alors qu’elle produit et exporte en Russie des biens de consommation et des équipements industriels nécessaires à Moscou. La fluctuation des discours du président russe montre sa volonté de diversifier les alliances. Lorsqu’il s’adresse à l’Occident, Vladimir Poutine évoque des penseurs comme Kant, mettant en avant la proximité culturelle et philosophique entre la Russie et l’Europe. Mais il critique les politiques humanitaires occidentales auprès des dirigeants chinois, sachant que ces thèmes résonnent particulièrement bien auprès de Pékin qui n’accepte pas les ingérences étrangères dans ses affaires internes (Eltchaninoff 2022).
Les déplacements du président russe illustrent aussi son inclination chinoise : entre 2000 et 2008, Vladimir Poutine se rend six fois en Chine. Cette relation est devenue indispensable pour la Russie après les sanctions occidentales de 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée et du début de la guerre dans le Donbass. La coopération entre les deux pays ne se limite d’ailleurs pas qu’à l’économie. Depuis le milieu des années 2000, elle est aussi militaire.
En 2005, Moscou et Pékin organisent pour la première fois des exercices militaires conjoints, simulant un blocus aérien et naval qui se conclut par une opération amphibie (un débarquement entraînant une invasion terrestre et l’occupation du territoire). Ces exercices ont lieu chaque année dans l’un ou l’autre pays. Le renforcement de leur capacité à coordonner l’action de leurs armées et l’approfondissement de leurs liens économiques a comme but stratégique de briser l’hégémonie américaine.
L’Inde occupe également une place de choix dans la stratégie de Moscou. La Russie est pour New Delhi un partenaire stratégique majeur en matière de défense, étant l’un de ses principaux fournisseurs d’armes. Ces relations bilatérales sont d’autant plus bénéfiques pour la Russie depuis février 2022, car l’Inde aide la Russie à contourner les sanctions occidentales en lui vendant du matériel pouvant être utilisé à des fins militaires.
Début septembre, le Financial Times a révélé que la société indienne Innovio Ventures lui avait fourni des équipements électroniques, dont des drones, à hauteur de 4,9 millions de dollars en février 2022. [14] Les structures multilatérales comme les BRICS permettent de développer de nouvelles associations en contournant les institutions internationales dominées par l’Occident telles que le Fonds monétaire international (FMI) et l’ONU. Le rôle de l’Inde dans ces structures est capital. Son marché en pleine expansion offre à la Russie des débouchés alternatifs pour ses exportations, atténuant encore une fois l’impact des sanctions européennes.
L’Afrique, une opportunité d’influencer géopolitiquement
Vladimir Poutine a considérablement renforcé la présence russe en Afrique au cours de ces dernières années, révélant son ambition de jouer un rôle de premier plan sur le continent. En octobre 2019, la Russie organise le premier sommet russo-africain à Sotchi, où 54 pays africains membres de l’ONU sont représentés dont plus de 43 par leur chef d’État. Cet événement est une étape importante dans les relations russo-africaines, permettant à la Russie de revitaliser des liens noués lors de la Guerre froide et lors la période de décolonisation. La Russie joue précisément sur ces points de tension. Lors du forum, de nombreuses critiques sont formulées à l’égard de l’Occident : « L’Afrique francophone est encore sous le contrôle de la France, qui avance masquée », fustige par exemple Nathalie Yamb, conseillère exécutive de Mamadou Koulibaly, candidat à la présidentielle en Côte d’Ivoire en 2020. [15]
En parallèle sont exprimées des revendications pro-russes : « La Russie peut être pour nous un partenaire qui rétablit un équilibre, plus attentif à nos spécificités, et qui nous sort d’un huis clos avec l’Occident ou la Chine », déclare un participant marocain (Radvanyi 2023). Les organisateurs appellent par la même occasion à « soutenir les grandes firmes russes présentes sur le marché africain ». Depuis, un autre sommet Russie-Afrique a eu lieu à Saint-Pétersbourg en 2023 ; Poutine y a rappelé que la Russie avait « constamment soutenu les peuples africains dans leur lutte de libération de l’oppression coloniale » (Radvanyi 2023).
Autre pion important de la stratégie russe en Afrique : la milice Wagner, devenue Africa Corps. Pendant plusieurs années, l’organisation paramilitaire s’est déployée dans le Sahel, s’appuyant sur les exaspérations des populations anciennement colonisées. La collaboration militaire avec l’Afrique est d’autant plus importante que Moscou est le premier vendeur d’armes du continent, avec plus de 40% du marché entre 2018 et 2022, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stokholm (SIPRI). [16] La Russie mise aussi sur les ressources naturelles africaines pour renforcer son économie. En Centrafrique, où Moscou soutient militairement le gouvernement, des entreprises russes sont particulièrement actives dans l’extraction minière. Vladimir Poutine s’assure ainsi des accords commerciaux en échange d’une assistance militaire.
La Turquie et la Syrie, deux alliés essentiels au Moyen-Orient
Un des partenaires russes les plus stratégiques au Moyen-Orient est la Turquie. Malgré des divergences historiques, les deux pays s’étant disputés pendant plusieurs siècles le contrôle du Caucase et des détroits de la mer Noire, Moscou et Ankara ont intensifié depuis le début des années 2000 leurs relations économiques. La construction du gazoduc TurkStream, inauguré en janvier 2020, en est un exemple. Ce hub gazier est immergé sous la mer Noire et permet à la Russie d’exporter environ trente milliards de mètres cubes de gaz par an vers la Turquie et vers les Balkans. [17] La coopération entre les deux États se perçoit aussi à travers les flux touristiques.
La Turquie est devenue la première destination pour les touristes russes depuis la suspension des visas entre les deux pays pendant les années 2010 (Radvanyi 2023). Sur le plan diplomatique, la guerre en Ukraine a permis à Recep Tayyip Erdogan de jouer un rôle de médiateur, en tenant une posture d’équilibriste. Ankara est membre de l’OTAN, mais a refusé d’appliquer les sanctions occidentales contre la Russie. La Turquie a ainsi pu tenir plusieurs cycles de négociations entre Moscou et Kyiv, jouant un rôle crucial dans les pourparlers sur les exportations de céréales ukrainiennes.
La collaboration entre la Russie et la Syrie a été très importante pour Vladimir Poutine. Le soutien russe au gouvernement de Bachar al-Assad, depuis 2015 jusqu’à sa chute en 2024, a permis à Moscou de consolider son influence au Moyen-Orient tout en projetant sa puissance militaire au-delà de ses frontières. L’intervention militaire russe en Syrie a été essentielle pour la survie du régime syrien et a permis à Poutine de renforcer la présence russe au Moyen-Orient, notamment à travers la base navale de Tartous, point d’ancrage clé en Méditerranée. L’opération militaire en Syrie a offert à l’armée russe une précieuse expérience de terrain. Selon Sergueï Choïgou, alors ministre russe de la Défense, près de 95% des officiers russes avaient été déployés en Syrie, permettant de renforcer les capacités opérationnelles de l’armée et de tester des nouveaux équipements (Radvanyi 2023). Avec l’installation d’un nouveau pouvoir en Syrie, l’avenir de la présence russe dans le pays reste incertain.
Les points de tensions sous-jacents
L’Asie, des relations ambiguës
Les héritages historiques en Asie restent des sources de friction entre les pays asiatiques et la Russie. La Russie se considère comme une puissance eurasiatique, sentiment qui transparaît dans sa politique étrangère sur le continent. Vladimir Poutine, influencé par des penseurs comme Alexandre Douguine, considère l’Eurasie comme un « métacontinent » dont la Russie doit être le centre afin de contrer l’influence occidentale (Eltchaninoff 2022). Cette vision a poussé la Russie à nouer des partenariats avec des États asiatiques prédominants comme la Chine et l’Inde.
Malgré les rapprochements, des tensions persistent, notamment en raison des écarts économiques et militaires. L’économie chinoise est dix fois plus importante que celle de la Russie, et la guerre en Ukraine risque d’accentuer ce déséquilibre. Selon la revue Re : Russia [18], la Russie aurait consacré 1,5 % de son PIB à la rémunération des combattants et aux indemnités aux familles pour les morts et blessés, soit juste une petite fraction de ce que coûte cette guerre.
Les relations avec la Chine sont ambiguës également du point de vue de la diplomatie en Asie centrale. Les États d’Asie centrale sortis de l’URSS - Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Ouzbékistan et Turkménistan - restent un point d’attache crucial pour Moscou, qui craint la déstabilisation de mouvements islamistes radicaux. Mais ces cinq pays ont cherché à s’éloigner du giron russe, ce qui a profité à la Chine. L’Organisation de coopération de Shanghaï, qui réunit la Russie, la Chine et plusieurs pays d’Asie centrale, a permis au régime chinois d’accroître sa présence économique dans la région. Le projet des nouvelles routes de la soie est le reflet de cette politique de rapprochement, en traversant l’Asie centrale et en contournant la Russie.
Tout en maintenant des liens étroits avec la Russie, New Delhi tente de diversifier ses relations diplomatiques et économiques, se tournant aussi vers les États-Unis et les autres pays occidentaux. Le 5 juin 2023, l’Inde et les États-Unis sont convenus d’un plan de coopération militaro-industriel afin de réduire la dépendance indienne à l’armement russe [19]. Les relations avec le Japon restent tendues en raison du différend sur les îles Kouriles, occupées par la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale.
L’ambivalence des relations avec la Turquie
Si la Turquie et la Russie ont opéré un rapprochement ces dernières années, leurs relations continuent d’osciller entre coopération et rivalité. Les tensions entre les deux pays trouvent leurs origines à l’époque de l’Empire ottoman et de l’Empire russe. Aujourd’hui, l’un des principaux points de friction demeure la Crimée, à laquelle Ankara est profondément attaché en raison de liens historiques. La péninsule, autrefois ottomane, fut conquise par Moscou en 1783, devenant ainsi le premier territoire issu de Constantinople à passer sous contrôle russe. [20]
L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 a marqué le point de départ du conflit territorial avec l’Ukraine. Tout en cherchant à préserver des relations prudentes avec Moscou, Erdogan s’est montré sans équivoque sur ce point : il ne reconnaîtra jamais cette annexion et appelle fermement à la restitution de la péninsule à Kyiv : « Notre soutien à l’intégrité territoriale, à la souveraineté et à l’indépendance de l’Ukraine est inébranlable. La restitution de la Crimée à l’Ukraine est une exigence du droit international », affirme-t-il dans un message vidéo au quatrième sommet de la plateforme de Crimée, le 11 septembre 2024.
La Syrie est un autre point de divergence géopolitique entre Ankara et Moscou. En janvier 2015, elle fut un théâtre de confrontation entre les deux puissances. Vladimir Poutine, qui a épaulé militairement son allié de longue date Bachar al-Assad entre 2015 et 2024 (et qui soutient certaines factions kurdes cherchant à renforcer leur autonomie en Syrie), s’est opposé ainsi aux intérêts turcs.
Recep Tayyip Erdogan, quant à lui, a été un soutien à l’opposition syrienne avant qu’elle ne prenne le pouvoir, mais s’est opposé aux ambitions kurdes. Ankara perçoit les milices kurdes comme une menace à ses frontières et redoute l’établissement d’une région kurde en Syrie, liée au mouvement séparatiste kurde en Turquie. Le point culminant des tensions survient le 24 novembre 2015, lorsqu’un chasseur turc abat un bombardier russe en Syrie. La crise qui s’ensuit est d’une telle intensité que le régime des visas est suspendu, les entreprises turques opérant en Russie sont expulsées, et un embargo est imposé sur des produits de première nécessité. Le dialogue est renoué à partir de juin 2016 après des excuses officielles du président turc. La guerre d’influence entre la Turquie et la Russie s’est aussi déroulée dans le Caucase. En 2008, Ankara a condamné la décision de Moscou de reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud pour soutenir l’intégrité territoriale géorgienne. Ainsi, les partenariats entre la Russie et ses alliés offrent de nombreux avantages à Moscou, tout en restant marqués par certaines fragilités.
Épilogue
La guerre en Ukraine est le théâtre d’une confrontation qui ne se limite pas au territoire ukrainien. Elle dévoile des tensions à l’échelle du monde, qui traversent continents et siècles. Si l’effondrement de l’Union soviétique a marqué un tournant géopolitique majeur, l’invasion totale de l’Ukraine en février 2022 marque l’aboutissement d’années de tensions entre la Russie et l’ancienne république soviétique, et avec les pays occidentaux, aujourd’hui considérés par le président russe comme des ennemis. Il est question pour le chef du Kremlin de reconstituer une sphère d’influence russe. Pour Poutine, toute tentative d’émancipation ou d’indépendance dans ses zones d’influence constitue une menace à l’intégrité et à la stabilité de la Russie, alors qu’il considère avoir sur ces territoires une forme de prééminence historique.
Après la Yougoslavie dans les années 1990, la guerre en Ukraine est l’un des plus graves conflits sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale, qui cristallise des tensions déjà intenses entre l’Occident et la Russie. La réponse des pays occidentaux s’est essentiellement matérialisée par des vagues de sanctions — principalement — économiques. Poutine légitime la guerre en invoquant la menace que représentaient pour la Russie les élargissements de l’OTAN après 1991, et plus particulièrement la possibilité que l’Ukraine intègre l’Alliance atlantique et l’Union européenne. Mais ce conflit est aussi l’occasion pour Vladimir Poutine de proposer un modèle de société alternatif au modèle occidental, qui représente pour lui le sommet de la décadence. Il souhaite « revenir à des valeurs traditionnelles chrétiennes » et « ne pas sombrer dans l’uniformisation inéluctable provenant de l’Occident ».
Ce conflit a aussi montré les nouvelles dynamiques géopolitiques. Les nombreux alliés de la Russie ont permis d’empêcher son exclusion de la scène internationale, limitant l’impact des sanctions occidentales, en tissant avec elle des alliances stratégiques sur le plan économique et militaire. L’un des exemples les plus symboliques de l’importance de ces alliances est la visite du président russe en Mongolie. Ce pays est membre de la Cour pénale internationale, qui a émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine depuis mars 2023 et est théoriquement sommé de l’arrêter s’il foule son sol. Malgré cela, il a été accueilli à l’aéroport par la garde nationale, descendant de l’avion sur un tapis rouge.
Mais ces collaborations sont faites d’un subtil équilibre entre convergences, principalement dans le but de limiter l’hégémonie occidentale, et concurrences sur des dossiers géopolitiques. Si le conflit en Ukraine se prolonge, il pourrait exacerber les tensions entre Moscou et ses alliés, dont certains ont déjà exprimé des critiques face aux perturbations économiques qu’il suscite. Lors du sommet de Bali en 2022, la Chine et l’Inde ont clairement fait part de leur mécontentement face à l’élargissement du conflit. Combien de temps ce jeu d’équilibriste peut-il tenir ? Pendant ce temps, les soldats russes avancent dans le Donbass, très lentement mais ils avancent et grignotent le territoire ukrainien centimètre par centimètre.
Références
Ouvrages
- Colin Lebedev Anna, Jamais frères, Seuil, 2022.
- Eltchaninoff Michel, Dans la tête de Vladimir Poutine, Actes Sud, 2022.
- Lewin Moshe, Le siècle soviétique, Fayard, 2003.
- Politovskaia Anna, Tchétchénie, le déshonneur russe, Buchet/Chastel, 2003.
- Radvanyi Jean, Russie, un vertige de puissance, La Découverte, 2023.
Articles de presse
- « Pourquoi la Turquie se sent très concernée par le conflit en Ukraine », Middle East Eye, 31 janvier 2022.
- « Le chef de l’Eglise orthodoxe russe sous la pression des catholiques et des protestants », Le Monde, 11 mars 2022.
- « Eglise orthodoxe russe : « La guerre en Ukraine ne serait rien d’autre qu’un combat métaphysique contre une force du mal », tribune de Veronica Cibotaru dans Le Monde, le 20 mars 2022.
- « Des corps massacrés jonchent les routes d’Irpin et de Boutcha en Ukraine », Le Figaro, 3 avril 2022.
- « La Turquie ambitionne de devenir un hub gazier aux portes de l’Europe », Les Echos, 19 octobre 2022.
- « Les États-Unis et l’Inde s’accordent sur un plan de coopération dans la défense », Le Figaro, 5 juin 2023.
- « Pourquoi la flotte russe de la mer Noire est-elle devenue si vulnérable ? », Le Monde, 11 avril 2024.
- « Russia built covert trade channel with India, leaks reveal », The Financial Times, 4 septembre 2024.
Autres
- Discours de Vladimir Poutine à la conférence de Munich, en 2007.
- Discours de Vladimir Poutine au Club Valdaï, le 19 septembre 2013.
- Discours de Vladimir Poutine sur l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie, en mars 2014.
- « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », essai de Vladimir Poutine publié sur le site internet du Kremlin, le 12 juillet 2021.
- Discours de Vladimir Poutine, le 24 février 2022, annonçant le début de l’invasion totale de l’Ukraine.
- Discours de Vladimir Poutine au sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg, le 27 juillet 2023.
- Discours de Recep Tayyip Erdogan au quatrième sommet de la plateforme de Crimée, le 11 septembre 2024.
- Rapport « Trends in international arms transfers, 2022 », Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, mars 2023.
- Tweet Elsa Vidal, 17 avril 2024, X.