« L’Inde, écrivait Fernand Braudel, se présente comme une juxtaposition d’espaces et, non moins, de passés hétéroclites qui tous tendent à s’accorder, sans jamais y parvenir [1]. » L’Inde ? Depuis 1947, le sous-continent a été profondément fracturé en deux entités politiques majeures : l’Union indienne d’un côté, le Pakistan de l’autre — qui lui-même se scinda entre Pakistan et Bangladesh en 1971. La métagéographie [2] s’avère parfois maladroite à dire le Monde...
En anglais, le mot « Desi », qui dérive du sanskrit deśa qui signifie « pays », sert à désigner de façon indistincte les personnes originaires de l’Inde, du Pakistan, du Bangladesh, voire du Bhoutan ou des Maldives, autrement dit de l’Asie du Sud ; mais il n’est pas couramment utilisé en français, et reste un endonyme – un nom que les gens se donnent à eux-mêmes –, un nom né ici de la distance à ce qui sépare ; il n’a donné lieu à aucun toponyme. En France, la notion de « monde indien » (au singulier), encore choisie au début des années 1990 comme titre d’un des volumes de la Géographie universelle [3], tend à céder aujourd’hui la place aux « mondes indiens » [4] (au pluriel), ce qui invite à décentrer la métagéographie héritée de « l’Inde-centre » pour envisager la pluralité sud-asiatique comme un réseau de relations plus que comme une unité civilisationnelle.
En 1655, Dārā Shikōh, l’arrière-petit-fils de l’empereur Akbar, avait publié un ouvrage d’espérance, le Majma‘ al-bahrayn — « la confluence des deux mers », par référence à un verset coranique —, une méditation sur la rencontre entre islam et hindouisme. Les violences d’aujourd’hui suffisent à souligner combien cette confluence n’a pas été la rencontre souhaitée. Mais on ne peut réduire à ces seules tensions intercommunautaires toute l’Asie du Sud, avec la multiplicité des langues et des religions qui en caractérise les sociétés, et il est intéressant d’interroger de ce point de vue la notion de « mondes indiens » :
— Que dit-on là-bas ?
Si on commence par l’anglais, langue internationale, mais aussi langue locale principale héritée de la colonisation britannique (qui paradoxalement unit), on ne trouvera pas de strict équivalent : Indian Worlds prend tout son sens, mais n’est pas attesté. La notion qu’on pourrait éventuellement rencontrer est celle de South Asian Worlds. On trouve l’expression utilisée sur la page Internet du centre de recherche de l’université de Toronto, le Centre for South Asian Studies (CSAS), présenté comme un « centre mondial pour les conversations critiques dans les domaines des sciences humaines et sociales concernant les mondes sud-asiatiques (South Asian Worlds) tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du sous-continent ». On pourrait également citer quelques articles où cette expression apparaît, mais elle n’est pas d’un usage établi dans le domaine de la recherche et, a fortiori, elle n’a absolument rien de vernaculaire.
Il existe une revue en ligne, le Himāl Southasian, magazine lancé à Katmandou au Népal en 1987 qui se présente comme « magazine transfrontalier de l’Himalaya ». Ce journal a élargi ses horizons en 1996 pour couvrir toute l’Asie du Sud, « de l’Afghanistan à l’ouest au Myanmar à l’est, et du Tibet au nord aux Maldives au sud ». Après avoir vu sa publication suspendue en 2016 pour des raisons politiques, il a trouvé un nouveau siège à Colombo et est désormais publié en ligne, avec une équipe éditoriale travaillant à distance depuis l’ensemble du sous-continent. Mais si l’expression qui est employée est celle de « Southasian Sphere », et non de « Southasian Worlds », on pourra néanmoins comprendre ce terme de « sphere » comme l’expression d’un équilibre entre unité et pluralité. Ce qui est explicite dans le projet éditorial :
Nous parlons aux Afghans des Indiens, aux Sri-Lankais des Bhoutanais, aux Népalais des Malayâlis, aux Bengalis des Baloutches, aux Mizos des habitants de Mumbai, aux Tamouls des Tibétains, et ainsi de suite – et nous parlons au reste du monde de cette région souvent négligée et mal comprise, qui abrite plus du quart de l’humanité. Sans souhaiter de violence à aucun État-nation, Himal insuffle à l’idée d’« Asie du Sud » une sensibilité nouvelle – une sensibilité sud-asiatique, qui rappelle l’unité historique de notre région et imagine un avenir démocratique, équitable, durable et interconnecté [5]. »
La carte qui a été choisie pour représenter leur projet est présentée « dans le bon sens » (Right-Side Up Map, it’s not upside-down ! elle n’est pas à l’envers !), offrant une perspective nouvelle et surprenante sur l’Asie du Sud afin de remettre en question les idées reçues. Elle fait évidemment référence à la fameuse carte néo-zélandaise des années 1970, tout en s’en démarquant dans le propos.
Un article » publié en août 2008 sous la plume d’Antara Dev Sen, interrogeait directement cette question de l’unité et de la pluralité en mobilisant le concept « d’air de famille » emprunté à Wittgenstein. L’autrice, fille du prix Nobel d’économie Amartya Sen et de la romancière Nabaneeta Dev Sen, est journaliste et fondatrice de The Little Magazine ; elle plaidait en faveur de cette grande famille sud-asiatique :
Un air de famille par Antara Dev Sen
Pour moi, l’Asie du Sud est un espace mental. Pas la SAARC (South Asian Association for Regional Cooperation), cette organisation officielle mais inefficace. Pas la masse terrestre géographique autrefois connue sous le nom de sous-continent indien. Pas le sujet d’analyses politiques approfondies et d’études postcoloniales. Cette Asie du Sud est ma patrie ; elle vit en moi. Je peux l’aimer ou la détester, l’ignorer ou nier tout lien avec elle. Elle sera toujours là, où que je sois – dans ma peau, mon sang, ma vision du monde, ma compréhension, mes réactions, ma façon de penser.Mon identité sud-asiatique est aussi réelle que mon identité bengalie, indienne ou de résidente de Delhi. À l’exception de cette dernière, ces identités ne sont pas fondées sur la géographie. Je ne suis pas plus bengalie qu’indienne simplement parce que je m’identifie davantage à la culture bangladaise qu’à la culture tamoule, par exemple. Je ne suis pas moins sud-asiatique parce que je me sens plus à l’aise à Bombay qu’à Dacca. Je ne suis pas moins bengalie parce que je trouve l’éthique du travail punjabi bien meilleure. Le Bengale, l’Inde et l’Asie du Sud (quel que soit le nom qu’on lui donne) sont mes espaces culturels nourriciers.
Ils contribuent à façonner mes préférences, mais n’exigent pas une loyauté inconditionnelle. Chacun a sa place. Tout comme nos autres identités – de genre, de religion, de caste, de communauté, d’idéologie, de préférences personnelles, etc. – évoluent et s’estompent selon leur pertinence et nos besoins. Les nations d’Asie du Sud ne sont pas homogènes. Notre diversité ethnique, religieuse, linguistique, culturelle et topographique nous rend intrinsèquement pluralistes. […]
Pour consolider une identité sud-asiatique dans un monde en rapide rétrécissement, nous devons nous concentrer sur une culture sans frontières, regarder au-delà des nations et des langues, et célébrer les idées, l’esprit créatif et les trésors littéraires de toute la région. Au sein de The Little Magazine (TLM), depuis 2000, nous nous efforçons à notre humble manière d’aider les Sud-Asiatiques à mieux se comprendre. Nous proposons des idées et des œuvres littéraires issues de plusieurs langues sud-asiatiques, traduites en anglais ; et, il y a deux ans, nous avons créé les premiers prix littéraires pan-sud-asiatiques, le TLM SALAM (South Asian Literary Award for the Masters) et le TLM New Writing Award. […]
Pour nous comprendre nous-mêmes dans un monde postcolonial, nous devons puiser dans notre mémoire collective et ne pas nous laisser absurdement limiter par des ruptures artificielles dans notre histoire. Car la culture est essentielle à notre équilibre. La musique, le cinéma, l’art et la littérature exercent sur nos vies une influence que les discours politiques et autres ne pourront jamais égaler. Ils relient les individus, les communautés, les pays, les générations. Ils s’adressent même à l’ennemi. La culture séduit et convertit. Elle nous aide à nous connaître les uns les autres et à nous reconnaître comme Sud-Asiatiques. Et elle renforce notre confiance. Car nous ne pouvons être pleinement Sud-Asiatiques que si nous sommes confiants en nos propres identités individuelles — et 60 ans ont largement suffi pour cela.
— Antara Dev Sen, « Family Resemblance », 1er août 2008.
On peut faire valoir que ce regard est celui de quelqu’une qui est née au Royaume-Uni, qui a fait ses études à Calcutta et à Harvard, et qui s’exprime depuis Delhi après avoir circulé dans et hors de l’Inde. Les débats contemporains autour d’une identité sud-asiatique post-nationale trouvent un écho inversé dans les imaginaires historiques de l’unité. Le texte d’Antara Dev Sen s’inscrit à mi-mots contre les discours nationalistes qui traversent le sous-continent indien, notamment ceux qui défendent une « Plus Grande Inde » (Greater India), une « Inde indivise » (Akhand Bharat).
La première notion, celle de Greater India, a émergé dans les années 1920. La Greater India Society a été fondée à Calcutta en 1926, elle était présidée alors par l’historien indien Jadunath Sarkar. Selon un autre historien indien, Kalidas Nag, qui en était le Secrétaire honoraire, son objectif était d’étudier « la culture indienne dans la Grande Inde in Greater India, c’est-à-dire :
- la Sérinde ou Asie centrale
- l’Inde Mineure (Afghanistan, etc.)
- l’Indochine, ou Birmanie, Siam, Laos, Cambodge, Champa, etc.
- l’Insulinde, ou Sumatra, Java, Bali, Madura et les îles de l’archipel malais
- la Chine, la Corée et le Japon
- d’autres pays d’Asie, tels que l’Iran et l’Asie occidentale [6]. »
Il s’agissait donc de faire connaître et de populariser l’histoire d’une très vaste région qui s’étendait bien au-delà du sous-continent indien et dont l’extension se justifiait par l’influence de la civilisation indienne – il suffit de penser à l’aire de diffusion du bouddhisme par exemple. L’ambition était donc historique, même si la logique nationaliste était sous-jacente, participant d’un discours anticolonial. La notion de Greater India n’est pas la plus pertinente aujourd’hui.
La seconde notion, celle d’Akhand Bharat, ou d’Akhand Hindustan, une « Inde indivise », est beaucoup plus forte, et a donné lieu à des interprétations variées.
On découvre dans le Bharat Mata Mandir (le Temple de la Mère Inde), inauguré en 1936 à Varanasi (Uttar Pradesh), une immense carte de l’Inde unifiée, Akhand Bharat. Lors de l’inauguration, Gandhi a déclaré :
Ce temple ne contient aucune image de dieu ou de déesse. Il n’y a ici qu’une carte en relief de l’Inde sculptée dans le marbre. J’espère que ce temple, qui deviendra une plateforme cosmopolite pour les personnes de toutes les religions, castes et croyances, y compris les Harijans [les « intouchables »], contribuera grandement à promouvoir l’unité religieuse, la paix et l’amour dans ce pays [7]. »
Et citant un mantra védique maintes fois répété,
Terre Mère, épouse de Vishnu, vêtue d’océans et aux seins de montagnes, je m’incline devant toi. Pardonne-moi le contact de mes pieds. »
il ajoutait :
C’est à cette Terre Mère que nous consacrons aujourd’hui notre service et notre dévotion. […] Shivprasad avait dédié ce sanctuaire au culte de tous, quelle que soit leur croyance. Il n’avait imposé aucune condition. Tous ceux qui aimaient la Mère Inde étaient les bienvenus au sanctuaire pour offrir leur culte selon leur lumière et leurs capacités. Je n’ai donc pas pu résister à l’appel affectueux de Shivprasad. Oublions tous nos divisions et nos différences, sacrifions-les à ses pieds et offrons-lui le plus pur de notre service. »
L’appel à l’unité était pour lui d’abord le souhait de voir les divisions disparaître. Mais l’expression « Akhand Bharat » d’« Inde indivise » a pu prendre un sens nationaliste, exclusif et intolérant. En 1937, lors de la session annuelle du Hindu Mahasabha, organisation nationaliste hindoue fondée en 1915, l’activiste Vinayak Damodar Savarkar défendit l’idée de l’unité absolue de l’Inde :
Au-delà des divisions politiques artificielles et imposées d’aujourd’hui, nous sommes indissolublement liés par les liens durables du sang, de la religion et de la patrie. Nous devons déclarer, en tout cas comme idéal, que l’Hindoustan de demain doit être une nation unique et indivisible, non seulement unie, mais aussi unitaire, du Cachemire à Rameshwar, du Sind à l’Assam [8]. »
L’identité hindouiste est ici perçue comme l’essence de l’unité indienne, au détriment de la diversité culturelle et religieuse de la région. Elle est au cœur de l’idéologie du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), cette organisation nationaliste hindoue d’extrême-droite fondée en 1925 et dont Narendra Modi, l’actuel premier ministre indien, a été longtemps membre. De fait, en 2015, suite à la visite diplomatique de Modi à Lahore, au Pakistan, le secrétaire national du BJP (Bharatiya Janata Party), Ram Madhav, a déclaré :
le RSS croit toujours qu’un jour l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh, qui se sont séparés pour des raisons historiques il y a seulement 60 ans, se réuniront à nouveau, grâce à la bonne volonté populaire, et qu’un Akhand Bharat (une Inde unie) sera créé [9]. »
En 2023 a été inauguré le nouveau bâtiment du Parlement à New Delhi ; à l’intérieur, une très grande carte murale sculptée par Naresh Kumar Kumawat représente le Samudra Manthan, (le barattage de la mer de lait), un épisode majeur de la cosmologie hindouiste raconté dans un texte ancien, le Vishnu Purana. Mais il montre aussi et surtout, peut-être, l’expansion de l’Empire d’Ashoka. La carte s’étend ainsi aux pays voisins et a pu être considérée comme une représentation du Akhand Bharat, de l’« Inde indivise », ce qui a provoqué, entre autres, le mécontentement du premier ministre népalais [10].
La notion de « mondes indiens », même si elle ne correspond à aucun véritable usage universitaire et ne renvoie à aucun équivalent strict dans les langues locales, peut être comprise comme un contrepied à des mots d’ordre qui défendent une unité indienne centrée sur l’identité hindoue et très excluante de cette pluralité constitutive des sociétés de l’Asie du Sud. Elle appelle à questionner l’idée de monde indien en mettant l’accent sur sa diversité, sur son polycentrisme, mais aussi les logiques réticulaires continentales qui entretiennent encore une unité civilisationnelle inscrite dans la longue durée.
La notion de « mondes indiens » apparaît ainsi comme une mise à distance pertinente de la fiction cartographique du sous-continent comme unité close, et pourrait inviter à une réflexion comparative sur les différentes formes d’espaces-mouvements – selon la définition braudélienne de « Monde [11]. »
Le sous-continent sud-asiatique, en sa masse terrestre, plongé dans l’océan Indien, ourlé par les plissements himalayens, apparaitrait paradoxalement comme une sorte de Méditerranée où se sont brassées les cultures. Rappelons quelques couplets de l’ode écrite par le poète bengali Rabindranath Tagore en 1910, Bhārattirthâ :
Ô mon âme, éveille-toi doucement au lieu saint, Sur le rivage de l’immense humanité de l’Inde […] Nul ne sait à quel appel ni d’où ces multiples fleuves d’hommes Se sont précipités pour se mêler en cette mer [12]. »
Ainsi, la notion de « mondes indiens », par sa pluralité volontaire mais exogène, se révélerait comme un geste subrepticement critique à l’encontre d’un singulier trop écrasant et comme un écho à cette confluence géohistorique, à ce maëlstrom humain qui anime un pluralisme toujours bien réel [13].
↬ Vincent Capdepuy