Féminicides au Kenya : une violence croissante, un silence politique

#féminicide #violences_sexistes #sexisme #Kenya #droits_des_femmes #droits_humains

7 juin 2025

 

En 2024, 170 femmes ont été tuées au Kenya, révélant une vague croissante de féminicides. Les chiffres sont en forte hausse. Bien qu’une mobilisation citoyenne inédite suscite une prise de conscience, les meurtres continuent. Malgré les déclarations officielles des autorités, les militantes dénoncent le manque d’engagement politique et les lenteurs judiciaires.

 

Par Manon Mendret

Journaliste indépendante basée à Nairobi, spécialisée sur les questions sociétales et culturelles.

 

Coordination éditoriale : Philippe Rekacewicz

Le 20 janvier dernier, John Kiama Wambua, un homme de 29 ans, marchait dans Nairobi ; dans son sac à dos, un corps mutilé. Peu après son arrestation, il a avoué l’identité de la victime : sa propre épouse, depuis à peine trois semaines. Les policiers qu’il a emmenés à son domicile ont décrit une scène « épouvantable » : ils ont trouvé un couteau, des vêtements imbibés de sang et d’autres restes humains.

Cette histoire sordide illustre une triste réalité au Kenya, pays où 41% des femmes en âge d’avoir des enfants ont été victimes de violences conjugales. L’OMS défini le féminicide comme « le meurtre de femmes ou de filles en raison de leur sexe », c’est-à-dire parce qu’elles sont des femmes. Depuis quelques années, le taux de féminicides est en constante augmentation. Dans les 22 premiers jours de 2025, au moins 15 femmes ont été assassinées, selon le média kényan The Daily Nation. En 2024, 170 femmes ont été tuées, une hausse significative par rapport aux 95 cas de l’année précédente. Ces chiffres sont probablement très inférieurs à la réalité.

Un rapport de l’Organisation mondiale de la Santé estime qu’environ 47 femmes sont tuées chaque semaine dans le pays. Elles meurent généralement des mains de leurs proches : un compagnon, un membre de leur famille, un ami.

Prise de conscience

Auparavant, ces meurtres passaient « sous le radar » et restaient invisibles. Mais, grâce à la société civile, l’année 2024 a permis une prise de conscience nationale. Des marches réunissant des milliers de personnes, majoritairement des femmes, ont été organisées dans plusieurs villes du pays. Les cortèges brandissaient des pancartes sur lesquelles on pouvait lire :

« Arrêtez de nous tuer »

et

« Être une femme ne devrait pas être une condamnation à mort  »

Si ces actions ont permis de mettre en lumière les violences faites aux femmes, elles n’ont pas permis d’enrayer les féminicides. En juillet dernier, un charnier contenant des corps de femmes démembrés a été mis au jour dans une décharge près de la capitale. En septembre, la marathonienne ougandaise Rebecca Cheptegei a été brûlée vive par son compagnon à Eldoret, au nord-est du lac Victoria.

D’après le directeur des Affaires criminelles kényanes, 97 femmes ont été assassinées entre août et octobre dernier. Le haut responsable assure toutefois que le genre des victimes n’est pas un facteur déterminant de leur meurtre. « Dans la majorité des cas sur lesquels nous avons enquêtés, le mobile est purement criminel. Il n’y avait aucune intention de cibler spécifiquement les femmes », a-t-il déclaré en octobre.

Quant au président kényan, William Ruto, il a récemment commenté ces assassinats à répétition : « En tant que parents, à commencer par moi-même, en tant que Kényans, nous devrions réfléchir au problème moral… Nous devrions commencer par nous poser la question : que dois-je faire en tant que citoyen ? »

« Nos politiciens sont négligents »

Certaines féministes critiquent ce cadrage. Selon elles, ces formulations permettent aux politiciens de se décharger du problème et de renvoyer la faute sur les femmes.

En parlant de moralité, ils font comme si c’étaient les femmes qui sont immorales, comme si toutes celles qui sont tuées étaient des prostituées »

fustige la militante Claudia Enane. Pour Mishi Chiveli, de l’association Equality Vanguard, les femmes sont toujours considérées « comme des citoyennes de seconde zone » au Kenya. « Dans ce pays, quand tu grandis en tant que fille, on te nie ton humanité », déplore-t-elle.

JPEG - 981.4 kio
Marion Njoroge dans son bureau
Photo : Manon Mendret

Marion Njoroge, de l’ONG MK Defenders, qui a rejoint le collectif féministe End Femicide, considère que les hommes politiques kényans « sont négligents et ne prennent pas le problème au sérieux ». Elle pointe du doigt les défaillances du système judiciaire : « La justice pénale est trop faible. De nombreux dossiers accusent d’importants retards de traitement. »

JPEG - 867 kio
Pancartes brandies lors des manifestations contre les féminicides au Kenya
Photo : Manon Mendret

Les procédures judiciaires accusent de nombreux retards. Les autorités kényanes ont pourtant, mis en place plusieurs initiatives pour lutter contre ce fléau. En janvier 2025 les 102 élues du Parlement ont annoncé le lancement de la campagne Komesha Dhuluma (Arrêter la violence) . Elles visent à s’attaquer aux racines du problème en faisant de la sensibilisation dans les collectivités, mais avec une collaboration renforcée avec les organisations de défense des droits des femmes, la justice et les forces de l’ordre.

JPEG - 615.7 kio
Vue du bureau de Marion Njoroge
Photo : Manon Mendret

Des batailles judiciaires éprouvantes

En 2021, la police nationale a ouvert un centre pour signaler les violences sexistes et sexuelles. Un an plus tard, le gouvernement a établi un tribunal pour traiter de ces cas. L’entreprise kényane de statistiques OdipoDev estime toutefois qu’au Kenya il faut en moyenne plus de cinq ans pour qu’un suspect de féminicide soit condamné.

Obtenir justice pour la mort de sa fille, c’est le parcours du combattant qu’a entamé Rosa Nduta depuis trois ans. À la mi-mars 2022, le corps de Purity Wangechi, 19 ans, a été découvert le long d’une route de Kiambu, dans la banlieue nord de Nairobi. Le corps présentait des plaies causées par des coups de couteau ainsi que des marques d’étranglement. Le principal suspect, son petit ami, aurait été rejoint par la jeune femme le soir du drame afin de tenter de résoudre une dispute survenue plus tôt dans la journée.

« Le processus est très lent et très fatigant », explique Rose Nduta. Elle n’a assisté qu’à deux audiences en deux ans. « Cela m’épuise sur le plan émotionnel. À chaque fois, je dois faire face aux tueurs de ma fille, ce qui rend le deuil encore plus difficile », raconte-t-elle. Le 9 juin 2025 est programmée la prochaine séance, une dans une longue série. La procédure n’en est encore qu’à sa première étape, celle de la mise en accusation. De nombreuses audiences sont encore à venir, dont une audience préliminaire, avant d’aboutir, enfin, au procès.

JPEG - 272.3 kio
Féminicides
Manon Mendret, 2025.

D’après ONU femmes, en 2023 :

 
  • 83% des meurtres de femmes sont des féminicides (i.e. à cause de leur genre).
  • une femme est tuée toutes les 10 minutes dans le monde par un partenaire intime ou membre de la famille.
  • 60% des meurtres de femmes sont commis par un partenaire intime ou membre de la famille (51 000 des 85 000 femmes & filles tuées dans le monde en 2023 l’ont été par un partenaire intime ou membre de leur famille).
  • depuis le COVID-19, le nombre de pays publiant des informations sur les assassinats de femmes par des proches a chuté de 50%.
  • les féminicides révèlent des violences sexistes et sexuelles plus larges : entre 22 et 37% des femmes victimes de féminicides avaient signalé une forme de violence physique, psychologique ou sexuelle par leur partenaire
  • l’Afrique enregistre le taux le plus élevé de féminicides par des partenaires avec 21 700 victimes (soit 2,9 pour 100 000)
Amérique : 8 300 victimes (soit 1,6 pour 100 000)  
Océanie : 300 victimes (soit 1.5 pour 100 000)  
Asie : 18 500 victimes (soit 0.8 pour 100 000)  
Europe : 2 300 victimes (soit 0.6 pour 100 .000)