Des cartes mentales aux chorèmes : fragments d’une réflexion

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2 décembre 2025

 

Entre les cartes mentales réalisées par des élèves et les chorèmes hérités de la géographie structuraliste, il semble n’y avoir aucun pont possible : d’un côté le vécu, l’intime, l’esquisse hésitante ; de l’autre, le modèle, la structure, l’abstraction. Pourtant, une expérience menée à La Réunion il y a plus de dix ans nous invite à interroger cette frontière. Que révèle la traduction de l’espace habité en langage chorématique ? Et qu’apprend-on de cette rencontre entre deux façons de dire le monde ?

par Vincent Capdepuy

Docteur en géographie, professeur d’histoire et géographie (académie de La Réunion),
chercheur associé à l’UMR 8504 Géographie-cités.

Entre la carte mentale et la chorématique : un abîme cartographique ?

La notion de « carte mentale » dans le cadre scolaire a perdu son sens originel. L’expression, aujourd’hui, désigne un schéma heuristique sous une forme très standardisée : un mot, une expression, un sujet au milieu d’une feuille, et des flèches disposées en étoile, vers d’autres mots, des idées, des informations connexes. Cela peut être agrémenté de dessins, de couleurs, voire de pliages. Une carte mentale peut être jolie, elle reste d’abord un outil à penser. Mais le géographe un peu puriste sur les bords pourrait en être contrarié.

La carte mentale, stricto sensu, est un outil développé à la fin des années 1950, notamment par Kevin Lynch à Boston [1], pour recueillir des représentations et des pratiques de l’espace. Une carte mentale est une carte, généralement dessinée à la main. C’est, entre autre, un outil de consultation au service de l’architecture et de la planification urbaine. En classe, la carte mentale, en un usage second, s’est révélée être aussi très utile pour recueillir les représentations des élèves sur tel ou tel espace, plus ou moins connu, vécu ou non. Cela s’inscrit dans une logique pédagogique qui n’est pas propre à la géographie et qui peut prendre d’autres formes, par exemple des nuages de mots.

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Kevin Lynch, ’Some major problems, Boston’
The Perceptual Form of the City Collection, MIT Libraries, Institute Archives and Special Collections, Kevin Lynch Papers (1959)

La chorématique, de son côté, si elle est passée de mode, a été très en vogue pendant un certain temps dans l’enseignement de la géographie. Les chorèmes, pensés à la fin des années 1980 par tout un groupe de géographes autour de Roger Brunet, constituent un langage cartographique permettant de penser les structures de l’espace et d’en montrer les combinaisons dans la perspective d’une modélisation [2]. Formellement très simples, ils ont donné l’illusion qu’on pouvait les employer à l’école. En réalité, ils s’avèrent d’une très grande abstraction et peuvent être un piège pour les élèves souvent mal à l’aise avec la cartographie et toute représentation de l’espace en général.

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Le tableau des structures élémentaires de l’espace ou le socle de la chorématique
Roger Brunet, « La carte -modèle et les chorèmes
Mappemonde, n°4, 1986.

Les cartes mentales et la chorématique semblent ainsi se positionner aux deux extrêmes de la cartographie, l’informel d’un côté, le structurel le plus strict de l’autre. Roger Brunet pouvait d’ailleurs se montrer intraitable à qui n’en comprenait pas la logique [3]. Pourtant, il y a plus de dix ans, je m’étais aventuré à concilier les deux et à utiliser la chorématique pour essayer d’interpréter des cartes mentales réalisées par des élèves de classe de première à propos de leurs représentations de l’île de La Réunion. Cette expérience de chorématisation de cartes mentales mérite a posteriori d’être reconsidérée au-delà de la simple pratique pédagogique pour interroger la tension entre espace perçu et espace pensé au prisme des critiques portées par la cartographie radicale.

Il s’agissait ici de travailler sur un espace habité par les élèves, et non sur leurs représentations d’un type d’espace comme on peut le faire aussi : « Dessine-moi une ville » [4], « Dessine-moi une frontière » [5] , « Dessine-moi une île » [6]… Ce travail se rapprocherait davantage de celui d’Alise Pascal en classe de première HGGSP à Fontenay-sous-Bois [7].

Le travail évoqué ici ne s’inscrivait alors dans aucun programme de recherche, même si j’aurai pu le présenter en formation académique. L’opportunité qui m’est offerte en 2025 d’en publier une analyse, ou du moins une esquisse, est complètement inattendue. C’est tout à la fois un pas de côté par rapport à mes recherches et un pas en arrière par rapport à mes pratiques.

Recueillir les rapports des élèves à leur espace

La collecte cartographique des représentations spatiales des élèves est une activité que j’ai pratiquée durant des années, et qu’il m’arrive encore parfois de mettre en œuvre. Elle part du principe que les élèves ne sont pas des pages blanches, qu’ils arrivent en classe avec leur bagage, leur vécu, leurs connaissances, quelles qu’elles soient, et que les enseignants ne peuvent pas l’ignorer ; nous avons tout intérêt à prendre cela en considération, ce qui présuppose une réflexion sur le statut de l’erreur. Je n’ai malheureusement jamais archivé ces cartes mentales d’élèves, hormis une petite trentaine qui datent de 2013, recueillies dans trois classes différentes de première littéraire et de première scientifique et que j’ai exploité dans un exercice un peu différent.

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Ces cartes dessinées répondaient à une consigne qui variait sensiblement d’une année à l’autre, même si l’exercice était toujours à peu près le même. Je commençais par distribuer une feuille blanche, puis je donnais la consigne. Pour les élèves qui n’en avaient pas l’habitude, cela suscitait souvent un petit étonnement, les feuilles distribuées par les élèves étant généralement couvertes de documents, de questions, d’exercices en tout genre : alors, pourquoi une feuille blanche ?

Unee ffois ce moment d’amusement passé, les élèves étaient invités — sans fond de carte donc — à dessiner leur île (j’ai aussi proposé ce même exercice avec leur ville, avec la France hexagonale ou encore, de façon plus théorique, avec la frontière). Les élèves, assez déroutés, s’y prêtaient avec plus ou moins d’engagement, d’intérêt, de soin, d’imagination ou au contraire de conformisme scolaire. La peur de l’erreur n’est jamais loin, et c’est d’ailleurs un des intérêts de l’exercice de déconstruire – d’essayer de déconstruire – cette appréhension profondément ancrée chez eux. On peut ensuite utiliser ces cartes de différentes façons, par exemple en les projetant et en demandant aux élèves de commenter les éléments récurrents après avoir affiché toutes les cartes. C’est une excellente façon d’introduire une séquence de géographie.

Ce que je ne faisais pas à l’époque, c’est la présentation de la carte mentale par chaque élève. La mise en récit [8] est pourtant un moment très important qui permet d’expliciter la carte, éventuellement de préciser queelques points si la légende est incomplète, et surtout d’éviter les malentendus, les incompréhensions ou pire encore peut-être les surinterprétations.

Traduire en chorèmes

En 2007, j’avais enchaîné le commentaire de deux ou trois dessins d’élèves par la projection d’un croquis de synthèse que j’avais réalisé – lui aussi perdu, mais retrouvé dans les archives du Net grâce au site Wayback Machine. C’était une maladresse pédagogique : on ne corrige pas des cartes mentales ; on les reçoit.

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Croquis de synthèse de La Réunion
Vincent Capdepuy, 2007

En 2013, j’avais procédé à l’analyse de ces cartes en mettant en évidence les structures spatiales sous-jacentes à ces représentations. Je n’en commenterai que quelques-unes, à commencer par la première : l’insularité. C’est peut-être la structure spatiale la plus évidente, mais aussi celle à laquelle les élèves sont peut-être le plus aveugles. C’est un enjeu permanent, dans notre enseignement, de leur remettre l’évidence devant les yeux et de rappeler l’importance de l’expliciter et de le penser. La Réunion est une île : que signifie cette insularité ? La question amène à s’interroger sur l’isolement, la superficie, le rapport à la mer, etc.

Aussi, cela permet de mettre en lumière le signifiant des cartes mentales les plus simples, celles où il n’y a qu’un trait, un cercle, ou simplement une patatoïde. Cela permet de réintégrer dans la discussion les cartes qui auraient pu être rejetées car trop simples, les « plus nulles ». Cela donne l’occasion de revaloriser des élèves qui avaient renoncé à faire l’exercice, à aller plus loin, considérant qu’ils ne savaient rien, ou qu’ils ne savaient pas dessiner.

Toute représentation dit quelque chose et ce type d’activités sort du schéma vrai/faux traditionnel. Sur le plan de la chorématique, le cercle est la figure géométrique la plus simple, la plus symétrique pour représenter tout espace sans configuration particulière. On pourrait interroger ce choix pour représenter l’île de La Réunion (faut-il privilégier le cercle ou le carré ?), mais ce n’était pas l’objet de l’exercice.

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La dissymétrie qu’on peut trouver dans de nombreuses cartes est liée à une structure de La Réunion. On peut penser évidemment le modèle de l’île tropicale avec une « côte au vent » et une « côte sous le vent ». Chez ces élèves, cela reflète surtout un décalage en termes d’espace vécu. Habitant à Saint-Pierre ou dans la commune voisine de Petite-Île, c’est-à-dire sur la côte Ouest, « dans le Sud » comme on dit ici, ils n’ont pas tous l’occasion d’aller « dans l’Est », de l’autre côté de l’île. La Réunion n’a beau faire que 2 500 km², des parties entières de l’île sont ignorées des élèves, notamment les cirques, dont celui de Mafate, accessible uniquement à pied.

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Mais bien d’autres caractéristiques apparaissent : la structure urbaine, qu’elle soit perçue dans sa bipolarité ou dans sa disposition en anneau, les trois cirques enclavés à l’intérieur de l’île, les deux pitons, le piton des Neiges et le piton de la Fournaise, les infrastructures qui connectent La Réunion au reste du monde, aéroports et port… Les clichés sont également présents, non sans humour, avec la mention des bouteilles de rhum et de bière.

Le tableau des chorèmes n’épuisent pas la richesse de ces cartes mentales. On y trouverait également des références assez nombreuses aux requins alors que La Réunion était en pleine « crise requin » après plusieurs attaques mortelles en 2011-2012 [9]. On pourrait aussi mettre en lumière les allusions au « vivre ensemble réunionnais » défini par la cohabitation de communautés d’origines différentes. On toucherait sans doute ici à une limite de la chorématique, son abstraction asséchante. Elle avait remis l’espace au cœur de la réflexion géographique, au détriment, peut-être, de la société et plus encore de l’environnement.

Cohabitation entre deux régimes de géographicité

Cette expérience pédagogique présente aujourd’hui sans doute un autre intérêt : permettre de réfléchir sur l’articulation entre deux régimes de cartographie, voire, au-delà même de la carte, entre deux régimes de géographicité [10].

On pourrait juger les cartes mentales maladroites, voire sans intérêt. Elles sont peut-être limitées et pourraient être différentes, avec les mêmes élèves, dans un cadre un peu différent, avec plus de temps pour mettre à distance le cadre scolaire. Reste, qu’en l’état, elles montrent des rapports individuels et singuliers à l’espace habité, à l’échelle de leur île. Ce vécu personnel a de la valeur. Y accorder de l’attention est important, pédagogiquement, cartographiquement et géographiquement. Ces cartes ne sont pas que l’expression d’un rapport à l’espace qu’on pourrait qualifier de pré-géographique – ou de proto-géographique. Elles sont simplement différentes d’une carte savante, et a fortiori d’un chorotype.

Formaliser quelques structures sous-jacentes à ces cartes d’élèves par des chorèmes, ce n’est pas imposer une cartographie qui serait supérieure. Ce n’est pas non plus un discours surplombant, mais l’utilisation d’un savoir géographique construit comme une discipline scientifique. Cela relève d’un autre rapport à l’espace, théorisé, et d’une autre géographicité – d’où l’idée que le passage des cartes mentales aux chorèmes tient davantage d’une traduction.

L’enseignant est aussi là pleinement dans son rôle en venant élever le regard, dépasser le vécu individuel, construire une pensée géographique de l’espace. Les chorèmes ne sont pas là pour balayer les cartes mentales, mais pour aider à apporter un autre regard à révéler ce qu’elles contenaient sans que les élèves en soient jusqu’alors conscients. La chorématique n’est qu’un langage cartographique au service d’une géographie structuraliste. La géographie phénoménologique proposerait une autre traduction de ces cartes, pas moins savante.

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Quelques structures élémentaires de l’espace réunionnais
Vincent Capdepuy, 2013

Il reste que tout l’enjeu de cette pratique réside bien dans la capacité à maintenir l’équilibre, à prendre en compte les représentations des élèves, mais sans les écraser dans un deuxième temps par un savoir trop surplombant. Inversement, il s’agit de ne pas leur donner une quelconque prééminence, comme les produits d’on ne sait trop quel art brut, en faisant sienne la critique la plus radicale de la contre-cartographie. La carte mentale réinscrit la géographie dans le vécu, la chorématique en propose une mise en ordre. Ce sont deux régimes cognitifs différents et complémentaires.

Au-delà, on pourrait considérer que cette tension n’est pas propre à l’école ; elle traverse toute pratique de la géographie. Entre le sensible et le modèle, c’est une même question qui se rejoue : comment dire le monde sans le réduire.

↬ Vincent Capdepuy

Série complète des cartes réalisées par des élèves de première en 2013    
Carte 1 Carte 2 Carte 3 Carte 4 Carte 5
Carte 6 Carte 7 Carte 8 Carte 9 Carte 10
Carte 11 Carte 12 Carte 13 Carte 14 Carte 15
Carte 16 Carte 17 Carte 18 Carte 19 Carte 20
Carte 21 Carte 22 Carte 23 Carte 24 Carte 25
Carte 26 Carte 27 Carte 28 Carte 29 Carte 30