Les itinéraires urbains de Sophia : se sentir bien, se sentir mal

#Philippines #Manila #urban_matter #sensorial_cartography #mapping

20 décembre 2025

 

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En 2020 et 2021, pour lancer le projet « Embodied Ecologies » (Écologies incarnées), nous avons invité des participantes des Philippines pour prendre part à un exercice de cartographie sensorielle. Nous leur avons demandé de décrire leur quotidien en « racontant » leurs déplacements, leurs activités (professionnelles et de loisirs, en mettant l’accent sur leur perception de ces expériences et en essayant de décrire les émotions qu’elles suscitaient : espaces de bien-être, espaces d’inconfort, lieux qu’ils aiment ou n’aiment pas, etc.

Ici, Sophia Pelago nous invite à la suivre dans sa communauté de Marikina (au nord-est de Manille) et à l’accompagner dans ses interminables trajets à travers la vaste métropole.
 

Par Sophia Pelago

Coordination éditoriale : Denice Salvacion & Philippe Rekacewicz
Traduction : Isabelle Saint-Saëns

Ce texte est proposé dans le cadre du projet Embodied Ecologies mené par l’université de Wageningen : une grande enquête collaborative sur la façon dont les gens perçoivent et ressentent l’exposition aux produits toxiques, comment le corps humain interagit quotidiennement avec une multitude de ces produits et comment ils tentent d’en minimiser les effets.

Au-delà de la simple présentation des usages et des pratiques urbaines, le projet vise, entre autres, à donner la parole aux habitants des communautés urbaines particulièrement exposées à la pollution, aux substances chimiques et aux éléments toxiques, et à dresser un état des lieux, d’une part à travers des entretiens anthropologiques et des récits personnels, et d’autre part à travers la production de cartographies sensorielles qui représentent la perception qu’ils ont de leur environnement de vie, qu’ils le considèrent comme toxique, sain ou entre les deux.


Le temps des études

Je suis né en 1997 à Litex, Payatas (Quezon City). La première chose qui me vient à l’esprit quand on mentionne cet endroit, ce sont les ordures et les décharges. J’y ai vécu jusqu’en 2002, puis nous avons déménagé à Novaliches, dans la partie nord de Quezon City, où je vis toujours. C’est mon habitat actuel et j’aime la communauté qui y vit.

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Se sentir bien et se sentir mal à Marikina.
Croquis : Philippe Rekacewicz d’après les données et informations fournies par Sophia Pelago.
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Se sentir bien et se sentir mal à Marikina (carte définitive).
Carte : Philippe Rekacewicz d’après les données et les informations fournies par Sophia Pelago.
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Le garage de notre maison : il est rempli de plantes. Dans notre village, je peux faire du vélo car c’est généralement sûr.
Photo : Sophia Pelagio
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Le terrain vague devant notre maison. Il est rempli d’arbres, de plantes, d’herbe et d’arbustes, c’est pourquoi je le considère comme sain et verdoyant.
Photo : Sophia Pelagio

Notre quartier est confortable et agréable. Il est relativement calme, avec peu de monde, et verdoyant, avec beaucoup d’arbres. Il y a un parc avec des tables de pique-nique et des bancs, une aire de jeux, des appareils de fitness, ainsi qu’une salle de loisirs, un terrain de basket et une chapelle, tous accessibles à pied depuis notre quartier.

Il est également assez proche, à environ un kilomètre d’une autoroute et du terminal : s’il n’y a pas de tricycles disponibles pour vous y emmener, vous pouvez vous y rendre à pied en 15 minutes. Il y a également à proximité un centre commercial (SM Fairview) et un hôpital.

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Une rue qui mène à notre rue. Je la trouve également saine et propre...
Photo : Sophia Pelagio

Ma première école (2002-2014) était la Diliman Preparatory School sur Commonwealth Avenue. Elle n’était pas très grande, autant que je m’en souvienne, et je garde de très bons souvenirs d’une période heureuse. À quelques minutes à pied, il y avait des endroits où nous allions après les cours, comme le centre commercial, où nous mangions dans un fast-food local et où nous cherchions des livres ou des fournitures scolaires.

Entre 2014 et 2018, j’ai fait mes études à l’université des Philippines (UP) Diliman. J’ai été très heureuse pendant cette période, car étudier à l’UP était mon rêve. De plus le campus était magnifique, avec beaucoup d’arbres, on se sentait vraiment en pleine nature. L’environnement y est relaxant et agréable.

Il y a beaucoup de choses à faire sur le campus. Si les études vous stressent, vous pouvez toujours vous détendre au Sunken Garden, ou vous promener et faire de l’exercice à l’Oval ou au Science Complex. Il y a également à proximité une multitude de petits restaurants et de magasins pour les étudiants.

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Sunken Garden et Oval : vous pouvez vous détendre, vous promener et faire de l’exercice. C’est un endroit très agréable et paisible..
Photo : Denice Salvacion

Le temps du travail

À la fin de mes études, j’ai travaillé pour une institution gouvernementale, la Commission pour la mémoire des victimes de violations des droits de l’homme. Notre bureau se trouvait sur Aurora Boulevard, près de la gare de Katipunan. J’y ai travaillé de 2019 à 2020. Je n’aimais pas beaucoup cet endroit ; il n’y avait pas beaucoup de magasins à proximité, ni de choix pour se restaurer, principalement des karinderias (petits restaurants servant des plats faits maison, souvent dans des « trous dans le mur » ou dans de petites tentes). C’était également difficile d’accès : les bus qui s’y rendaient étaient bondés et le trajet était vraiment désagréable. Je devais également traverser l’autoroute pour m’y rendre, ce qui était assez effrayant.

En 2020 il y a eu un tremblement de terre ; cela a été absolument terrifiant car mon bureau se trouvait au 12e étage. Depuis, toute l’institution a déménagé sur l’avenue Kalayaan, toujours à Quezon City, où les trajets et les repas à l’extérieur étaient beaucoup plus faciles, car les trottoirs étaient sûrs et il y avait beaucoup de petits restaurants dans les rues Matalino, Maginhawa et Malingap, ce dont j’étais très heureuse.

J’ai quitté ce travail en 2021 pour rejoindre la Commission nationale pour la culture et les arts, située à Intramuros, à Manille. Ce nouvel environnement était passionnant pour moi. L’endroit est touristique, très agréable et assez fréquenté.

Pendant la pandémie, j’ai travaillé à domicile et je devais me rendre au bureau environ deux fois par mois. J’ai appris à vivre et à travailler dans un espace très réduit, mais je me souviens combien j’ai été soulagée lorsque les mesures de télétravail ont pris fin. Heureusement, nous sommes actuellement revenus à la normale.

Mes traces urbaines

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Lorsque je suis sur le campus, j’ai tendance à me remémorer mes années d’université, le bon vieux temps et tous les souvenirs qui y sont associés.
Photo : Denice Salvacion

Il y a beaucoup de symboles bleus sur ma carte. Ils représentent tous les endroits où je passe pendant la semaine ou que j’aime beaucoup : les magasins d’alimentation du centre commercial (SM Fairview), le médecin ou le dentiste que je consulte régulièrement, la chapelle (symbole orange) où j’assiste à la messe tous les dimanches. Lorsque j’ai besoin de sortir pour me détendre, je choisis souvent de me rendre sur le campus de l’UP Diliman, car c’est un endroit très agréable et paisible. Là-bas, je me remémore mes années d’université, le bon vieux temps et tous les souvenirs qui y sont associés. Non loin du campus, il y a aussi des endroits où je peux retrouver des amis de mon ancien travail avec qui aller dans différents restaurants dans les rues Maginhawa, Malingap et Matalino.

Je me promène également dans le quartier de Timog, où toutes les rues portent le nom des scouts qui ont perdu la vie en 1963 dans un accident d’avion alors qu’ils se rendaient en Grèce. J’aime aussi beaucoup aller à Rizal et Antipolo, que je considère comme ma « deuxième maison », car ma meilleure amie y vit. J’apprécie particulièrement les quartiers d’Upper Antipolo, où l’on trouve de nombreux restaurants à la mode et d’où on peut voir les lumières de la ville depuis les hauteurs ! Généralement il y fait aussi plus frais et c’est plutôt agréable.

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Croquis des itinéraires de Sophia dans la métropole de Manille (partie 1).
Dessin de Sophia Pelagio.
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Croquis des itinéraires de Sophia dans la métropole de Manille (partie 2)
Assemblage : Sophia Pelagio.
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Première interprétation du croquis de Sophia
Esquisse : Philippe Rekacewicz.
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Carte finale redessinée à partir du croquis de Sophia
Esquisserte : Philippe Rekacewicz

En ville : se sentir bien et se sentir mal

Quand je prends le bus, je dois passer par le marché de Barangay. Je n’aime vraiment pas cet endroit ni l’odeur qui y règne. Il y a beaucoup de monde, je me sens très mal à l’aise, et pas en sécurité ; c’est sale, boueux et l’odeur est répugnante. Quand tout autour de soi est sale, poussiéreux et jonché de détritus, on se pose vraiment des questions sur la qualité de la nourriture vendue. Quand je n’ai pas d’autre choix que de passer par là, je prends une grande inspiration et je retiens ma respiration le temps de traverser (symbole rouge).

Lorsque je fais la navette entre mon domicile et mon bureau, l’intensité du trafic et la foule dans les rues me mettent très mal à l’aise, comme lorsque je traverse la zone portuaire. Il y a aussi des endroits particuliers où je ne vais jamais, comme Muntinlupa (cercle rouge). Même si j’ai un bon ami qui vit là-bas, c’est tout simplement trop loin.

Je me sens bien lorsque l’endroit est aéré, propre, calme ou paisible, avec beaucoup d’arbres. J’aime les endroits ensoleillés, mais pas s’il y fait une chaleur torride, plutôt quand on peut dire : « Waouh, la nature ! ». Il peut même y avoir du bruit, mais il doit être agréable, ne pas « déranger »... Juste un bruit modéré, dans des endroits où la circulation est calme, par exemple. Je me sens bien aussi quand j’ai bien dormi et que je me sens reposée, ce qui me permet d’être plus efficace et productive dans mon travail.

Il y a toute une série d’activités que je considère comme saines et « vertes ». La marche, bien sûr. Qui pourrait survivre sans marcher ? Je considère également ma maison comme un endroit sain, car nous en prenons bien soin et il y a des parcs à proximité où nous pouvons respirer l’air frais, pique-niquer avec des amis dans un cadre agréable et en bonne compagnie. J’aime aussi être au Complexe scientifique de l’UP, dans mon bureau, qui est moderne et bien ventilé, et chez mes amis, où je me sens bienvenue et en sécurité.

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Le jardin en contrebas de l’UP : beaucoup de bons souvenirs...
Photo : Sophia Pelagio
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J’aime aussi être au Complexe scientifique de l’UP. Il est moderne et bien ventilé..
Photo : Denice Salvacion

Je me sens mal dans des endroits très encombrés, bruyants et enfumés, lorsqu’il y a beaucoup de circulation et très peu d’arbres. C’est particulièrement désagréable quand il y a beaucoup d’insectes nuisibles comme les mouches, ou des souris, qu’il y a de la boue et que l’air est plein de l’odeur de la friture des aliments vendus dans la rue.

Sur certaines autoroutes, la circulation est si intense et l’odeur des gaz d’échappement si forte que j’ai du mal à respirer. Dans ces endroits, je me sens piégée. Je considère également le bureau de mon ancien emploi comme un endroit malsain, dans un environnement de travail dégradé.

L’un des désagréments majeurs, et un danger potentiel pour la santé en général, est la circulation routière et ses effets associés. Bien sûr, lorsque je fais le trajet entre mon domicile et mon lieu de travail pendant les heures de pointe, la circulation est très dense et devient une source de stress. J’utilise soit des jeeps, soit des tricycles, qui sont des véhicules très polluants, et la fumée envahit souvent l’habitacle. C’est effrayant, j’ai peur d’inhaler des particules toxiques. Les gaz d’échappement, le bruit et le danger me mettent très mal à l’aise.

Pendant la pandémie, les transports publics sont devenus très dangereux : l’offre était limitée, il y avait moins de bus et de jeeps, les trajets étaient plus chers et les protocoles de sécurité (distanciation sociale, port du masque) pas du tout respectés. J’ai eu peur pendant cette période ; même en faisant attention j’aurais pu attraper le virus à tout moment.

Je me rends rarement dans la partie sud de la métropole de Manille. Je n’y ai pas vraiment d’amis. Quand j’étais à l’université, bien sûr, les personnes avec lesquelles j’étudiais venaient de différentes parties de l’agglomération (Rizal ou Bulacan, ou Cavite, par exemple), mais comme je n’ai pas vraiment gardé le contact avec elles je n’ai pas vraiment de raison de m’y rendre. Mes amis les plus proches du lycée viennent pour la plupart de Quezon City, où je passe la plupart de mon temps.

Une façon d’éviter la pollution, la toxicité et un environnement malsain est de porter un masque, non seulement pour éviter d’attraper le Covid, mais aussi pour se protéger de la forte pollution due à la concentration des gaz d’échappement. Avant les masques, j’avais toujours un mouchoir sur moi pour me couvrir le nez quand il y avait de la fumée, soit à cause du niveau élevé de pollution causé par les voitures et les camions, soit quand beaucoup de gens fumaient dans des endroits mal ventilés. L’autre problème est la qualité de l’eau : dans notre foyer, l’eau du robinet n’est pas potable, nous devons donc la filtrer et acheter de l’eau minérale, distillée ou alcaline, ce qui représente un coût élevé pour la famille.

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Mon ancien bureau : un environnement désagréable.
Photo : Sophia Pelagio
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Mon nouveau bureau : un aménagement bien meilleur, un environnement agréable.
Photo : Sophia Pelagio

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